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Tandis que la destruction de ses armées la mettait à la merci de son ennemi, l’indiscipline et la révolte déchiraient son sein. Les janissaires commençaient à pénétrer le caractère du jeune prince qu’ils avaient laissé monter sur le trône après les deux révolutions qui en avaient précipité Sélim et Mustapha ; ils devinaient la haine que leur portait le cousin et l’élève de Sélim ; ils ne déguisaient point leur projet de l’arracher du trône comme ils en avaient déjà renversé son malheureux parent. En vain Mahmoud avait-il voulu délivrer la capitale de cette soldatesque indisciplinée, en l’envoyant combattre sur le Danube ; elle avait ouvertement résisté à ses ordres, et, lorsqu’elle apprit le désastre de Routshouk, au lieu de voler à la défense des Balkans, elle ne sut que se mutiner de nouveau. Il fallut toute la fermeté de Mahmoud, qui fit exécuter tous les chefs du complot, pour sauver de la fureur des janissaires sa couronne et sa tête.

De leur côté, les pachas étaient presque partout en rébellion, ouverte ou cachée, contre le pouvoir du sultan ; ils avaient profité de l’administration un peu molle de Sélim, et de l’anarchie qui avait suivi sa chute, pour préparer leur indépendance. L’unité de l’empire était comme brisée. Mahmoud, depuis son avènement au trône, avait déployé une incroyable vigueur pour maîtriser les pachas rebelles et reconstruire l’unité du pouvoir souverain. Ses efforts n’avaient pas été partout couronnés du même succès : les pachas de Bagdad, de Damas, et d’autres encore, avaient payé de leur tête leurs prétentions secrètes à l’indépendance ; mais le puissant Ali, pacha de Janina, dont la domination embrassait la Grèce, la Macédoine et la Thessalie, suffisait pour mettre en échec le trône du sultan. Mahmoud, élevé dans la dissimulation du sérail, ajournait ses vengeances contre son redoutable sujet. Pour le moment, il l’entourait d’égards et cherchait à stimuler son ardeur pour la défense de l’islamisme ; mais le désastre de Routshouk était si grand, il exposait à de tels périls la Turquie entière, qu’au milieu du trouble général on pouvait tout craindre de l’audace d’Ali-Pacha. Aussi la terreur était-elle générale dans le gouvernement ottoman : tous les courages étaient abattus ; une passion unique s’était emparée de tous les esprits, celle de la paix, et de la paix à tout prix. La Russie, qui terrifiait le divan par ses victoires, le corrompait par son or ; elle avait acheté presque toutes les voix de ce conseil, qui, fidèle à son contrat de lâcheté et de corruption, conjurait le sultan d’humilier sa fierté sous les décrets du ciel, en acceptant les nouvelles propositions de la Russie : elle persistait à demander la cession de la Moldavie et de la Valachie jusqu’au Thalweg du Danube, et l’indépendance de la Servie. Mahmoud lutta cette fois encore avec une admirable énergie contre tous les esprits lâches ou vendus qui l’entouraient, et il rejeta fièrement les conditions des Russes. Cependant les circonstances étaient tellement impérieuses, qu’elles l’eussent forcé à fléchir, si les affaires d’Occident ne lui en eussent épargné la honte.

D’abord l’attitude des Russes après la bataille de Routshouk ne fut pas celle d’un ennemi victorieux, résolu de tirer tout le parti possible de ses