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Un ennemi franc et ouvert pouvait trouver grace devant cette nature forte et audacieuse, tandis qu’il n’éprouvait que colère et dégoût pour une cour où l’irrésolution et la faiblesse le disputaient à la haine et à la vengeance. Aussi, à peine eut-il signé la paix de Vienne, qu’il mit une précipitation vindicative à accabler la Prusse sous le poids de ses griefs récens. Dans ses discours au ministre prussien, à Paris, il lui rappela toutes ses fautes dans ce langage âpre et dur qu’il employait trop souvent lorsqu’il se plaisait à humilier ses ennemis en les démasquant. L’effroi fut extrême à Berlin. Cette cour infortunée crut sérieusement que c’en était fait d’elle, et que sa destruction était arrêtée dans la pensée de l’empereur. Elle n’avait plus de bras pour la défendre. L’amitié de la Russie, au lieu d’être une protection pour elle, était un péril de plus. Elle avait cette pénétration que donne le malheur ; elle voyait l’alliance de Tilsitt minée dans ses bases, Napoléon aspirant à la dictature continentale, et la Russie réduite bientôt à l’alternative de subir ses lois ou de le combattre. Tremblante, obsédée des plus sombres pressentimens, la famille royale avait quitté Kœnigsberg, où elle s’était, pendant trois années, soustraite à notre surveillance, et elle était revenue s’établir à Berlin. Aux malheurs publics vinrent se joindre les douleurs domestiques. La mort remplit de deuil cette maison royale, sur laquelle la fortune semblait avoir épuisé ses traits les plus durs. La reine de Prusse succomba, le 19 juillet 1810, à une courte maladie, pendant un séjour qu’elle était allée faire à Mecklenbourg, au milieu de sa famille. Elle emporta dans la tombe les pleurs d’un peuple qui aimait tout en elle, ses belles et nobles qualités, et jusqu’à ses défauts. Cette mort, qui causa un si grand vide dans la vie intime du monarque, eut une influence marquée et heureuse sur les destinées politiques de la Prusse. La reine avait un esprit remarquable, une grande beauté, une grâce plus séduisante encore, et, par tous ses charmes, elle exerçait sur le roi et sur toute la cour, un ascendant irrésistible, dont elle fit un usage funeste pour son pays. La nature l’avait créée pour plaire et non pour gouverner : en lui prodiguant toutes les grâces de son sexe, elle lui en avait aussi donné l’organisation faible et mobile. Elle faisait de la politique avec ses passions de femme, parce qu’elle était dépourvue de cette raison ferme et puissante qui fit d’Élisabeth d’Angleterre et de Catherine II moins des femmes illustres que de grands rois : l’histoire doit la condamner comme l’auteur principal de la guerre insensée de 1806.

Lorsque sa mort eut laissé le roi livré aux inspirations de son jugement droit et sûr, la politique de son cabinet cessa d’être passionnée et capricieuse ; elle fut, comme lui, timide, réservée, mais droite et loyale. Napoléon sut apprécier toute l’importance politique de cet évènement : à dater de ce moment, il commença à prendre plus de confiance dans les actes et les paroles de la cour de Berlin ; il s’étudia même à la rassurer, en adoucissant, par des paroles bienveillantes, la dureté de ses derniers reproches. C’est peut-être à ce retour de confiance que la Prusse a dû de pouvoir traverser, sans périr, la crise de la guerre de Russie. Du reste, Napoléon n’en exigea pas moins d’elle le remboursement de sa dette militaire, qui s’élevait encore à cent millions