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trompât, se demandait Béatrice, que sa complaisance ne fût qu’un jeu, et qu’il n’eût pas l’intention de tenir sa parole ?

Lorsque ce doute lui venait à l’esprit, elle prenait un air grave et presque hautain : J’ai votre promesse, disait-elle ; vous vous êtes engagé pour un an, et nous verrons si vous êtes homme d’honneur. — Mais avant qu’elle n’eût achevé sa phrase, Pippo l’embrassait tendrement. Commençons par faire ton portrait, répétait-il ; puis il savait s’y prendre de façon à lui faire parler d’autre chose.

On peut juger si elle avait hâte de voir ce portrait terminé. Au bout de six semaines, il le fut enfin. Lorsqu’elle posa pour la dernière séance, Béatrice était si joyeuse, qu’elle ne pouvait rester en place ; elle allait et venait du tableau à son fauteuil, et elle se récriait à la fois d’admiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouait la tête de temps en temps ; il fronça tout à coup le sourcil, et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait à essuyer ses pinceaux. Béatrice courut à lui aussitôt, et elle vit qu’il avait effacé la bouche et les yeux. Elle en fut tellement consternée qu’elle ne put retenir ses larmes ; mais Pippo remit tranquillement ses couleurs dans sa boîte : Le regard et le sourire, dit-il, sont deux choses difficiles à rendre ; il faut être inspiré pour oser les peindre. Je ne me sens pas la main assez sûre, et je ne sais même pas si je l’aurai jamais.

Le portrait resta donc ainsi défiguré, et toutes les fois que Béatrice regardait cette tête sans bouche et sans yeux, elle sentait redoubler son inquiétude.

VIII.

Le lecteur a pu remarquer que Pippo aimait les vins grecs. Or, quoique les vins d’Orient ne soient pas bavards, après un bon dîner il jasait volontiers au dessert. Béatrice ne manquait jamais de faire tomber la conversation sur la peinture ; mais, dès qu’il en était question, il arrivait de deux choses l’une : ou Pippo gardait le silence, et il avait alors un certain sourire que Béatrice n’aimait pas à voir sur ses lèvres, ou il parlait des arts avec une indifférence et un dédain singuliers. Une pensée bizarre lui revenait surtout, la plupart du temps, dans ces entretiens.

— Il y aurait un beau tableau à faire, disait-il ; il représenterait le Campo-Vaccino à Rome au soleil couchant. L’horizon est vaste, la place déserte. Sur le premier plan, des enfans jouent sur des