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LE FILS DU TITIEN.

ruines ; au second plan, on voit passer un jeune homme enveloppé d’un manteau ; son visage est pâle, ses traits délicats sont altérés par la souffrance ; il faut qu’en le voyant, on devine qu’il va mourir. D’une main il tient une palette et des pinceaux, de l’autre il s’appuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tête en souriant. Afin d’expliquer cette scène, il faudrait mettre au bas la date du jour où elle se passe, le vendredi saint de l’année 1520.

Béatrice comprenait aisément le sens de cette espèce d’énigme. C’était le vendredi saint de l’année 1520 que Raphaël était mort à Rome, et, quoiqu’on eût essayé de démentir le bruit qui en avait couru, il était certain que ce grand homme avait expiré dans les bras de sa maîtresse. Le tableau que projetait Pippo eût donc représenté Raphaël peu d’instans avant sa fin, et une telle scène, en effet, traitée avec simplicité par un véritable artiste, eût pu être belle. Mais Béatrice savait à quoi s’en tenir sur ce projet supposé, et elle lisait dans les yeux de son amant ce qu’il lui donnait à entendre.

Tandis que tout le monde s’accordait, en Italie, à déplorer cette mort, Pippo avait coutume, au contraire, de la vanter, et il disait souvent que, malgré tout le génie de Raphaël, sa mort était plus belle que sa vie. Cette pensée révoltait Béatrice, sans qu’elle pût se défendre d’en sourire ; c’était dire que l’amour vaut mieux que la gloire, et si une pareille idée peut être blâmée par une femme, elle ne peut du moins l’offenser. Si Pippo avait choisi un autre exemple, Béatrice aurait peut-être été de son avis ; mais pourquoi, disait-elle, opposer l’une à l’autre deux choses qui sympathisent si bien ? L’amour et la gloire sont le frère et la sœur ; pourquoi veux-tu les désunir ?

— On ne fait jamais bien deux choses à la fois, disait Pippo. Tu ne conseillerais pas à un commerçant de faire des vers en même temps que ses calculs, ni à un poète d’auner de la toile pendant qu’il chercherait ses rimes. Pourquoi donc veux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux ?

Béatrice ne savait trop que répondre, car elle n’osait dire que l’amour n’est pas une occupation.

— Veux-tu donc mourir comme Raphaël ? demandait-elle ; et si tu le veux, que ne commences-tu par faire comme lui ?

— C’est, au contraire, répondait Pippo, de peur de mourir comme Raphaël que je ne veux pas faire comme lui. Ou Raphaël a eu tort de devenir amoureux étant peintre, ou il a eu tort de se mettre à peindre