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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

agricoles, n’en est pas moins profitable à tous, puisqu’elle augmente d’autant la richesse de l’état et les jouissances de chaque individu[1].

L’Égypte doit être essentiellement et principalement agricole ; c’est le vœu manifeste de la nature, qui lui a donné une terre si grasse, si fertile, et le Nil, cette admirable machine hydraulique, qui lui apporte sans effort son arrosage périodique. Néanmoins, de ce que l’Égypte doit être principalement agricole, il ne faut pas conclure qu’elle ne doive avoir sa fabrique : non qu’elle pense jamais à se suffire à elle-même (il est démontré aujourd’hui qu’aucune nation ne le peut, et qu’elles ont toutes besoin les unes des autres), mais parce qu’il est certaine nature de fabrication qui, se rattachant plus immédiatement à l’agriculture, ne saurait être mieux établie que sur le lieu même de la production agricole. Ainsi, qui trouvera mauvais qu’il y ait en Égypte des fabriques de rhum, de nitre, de soude, des indigoteries, des tanneries, et même des fabriques de tissus de coton, de lin et de soie ? Pourquoi voudrait-on que l’on transportât les produits à mille lieues de là pour les ouvrer, et les rapporter ensuite dans le lieu même de la production ? N’est-ce pas là un temps et une peine gratuitement perdus, et que, dans l’intérêt de la production générale, il convient d’économiser ? Il est vrai que l’on pourrait objecter que l’Égypte, en tirant de l’Occident les métaux bruts et les travaillant chez elle, est tombée dans la même faute économique ; mais on répond que l’Égypte ne renvoie pas les produits métalliques ouvrés à l’Occident, qu’elle n’en crée que pour elle, pour sa consommation intérieure, tandis que les nations européennes transportent chez elles les produits égyptiens, et les lui renvoient avec la main-d’œuvre de plus, qui est, il est vrai, une valeur réelle, mais aussi avec les frais de transport, qui sont en pure perte. Une pareille combinaison n’est-elle pas diamétralement opposée à la saine économie politique ? Au reste, ce fait ne surprendra point si l’on considère que les rapports commerciaux et industriels du globe sont à peine ébauchés ; que jamais ils n’ont été réglés par une vue générale, et qu’ils ont été livrés jusqu’ici aux caprices du hasard, de la force militaire ou du mercantilisme.

C’est parce que Mohammed-Ali a senti cette anomalie industrielle, qu’il a cru pouvoir lutter avantageusement avec les manufacturiers d’Occident, et travailler en Égypte même tous les cotons que le pays produit. Mais, après avoir fait d’énormes dépenses pour construire des manufactures, monter des métiers, acheter des machines à vapeur, former des ouvriers et des ingénieurs, il n’a pu réussir dans ses projets. Cet insuccès lui a enseigné la haute

  1. Un fait analogue se passe aux États-Unis ; on n’y consomme guère qu’un cinquième de la récolte des cotons pour les manufactures du pays. Ces manufactures ne peuvent lutter avec celles d’Angleterre, bien qu’elles possèdent des machines à vapeur. Elles produisent surtout, pour l’habillement des esclaves et des classes pauvres, des tissus grossiers qu’autrefois on tirait d’Angleterre ; et, bien que la consommation des manufactures locales suive une progression ascendante que l’Égypte ne peut imiter, cela a peu d’influence sur les importations des tissus anglais, et même sur l’exportation des cotons en laine, dont les récoltes augmentent dans une progression encore plus rapide.