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pur. À peine âgée de quinze ans, elle avait la plus belle taille que l’on pût admirer dans tout le bal ; mais ce qui donnait à sa beauté un caractère unique, c’était un mélange indéfinissable de tristesse douce et de fierté timide. Son regard semblait dire à tous : Respectez ma douleur et n’essayez ni de me distraire, ni de me plaindre.

Elle avait cédé au désir de sa famille, en reparaissant dans le monde ; mais il était aisé de voir combien cet effort sur elle-même lui était pénible. Elle avait aimé son frère avec l’enthousiasme d’une amante et la chasteté d’un ange. Sa perte avait fait d’elle, pour ainsi dire, une veuve, car elle avait vécu avec la douce certitude qu’elle avait un appui, un confident, un protecteur humble et doux avec elle, ombrageux et sévère avec tous ceux qui l’approcheraient ; et maintenant elle était seule dans la vie, elle n’osait plus se livrer aux purs instincts de bonheur qui font la jeunesse de l’ame. Elle n’osait, pour ainsi dire, plus vivre, et si un homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en secret de ce regard et de cette parole qu’Ezzelin ne pouvait plus recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu’à elle. Elle s’entourait donc d’une extrême réserve, se méfiant d’elle-même et des autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et respectable.

La jeune dame qui avait parlé d’elle avec tant d’admiration, voulut dépiter son amant jusqu’au bout, et, s’approchant d’Argiria, elle lia conversation avec elle. Bientôt tout le groupe qui s’était formé sur le balcon auprès de la dame, se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont elle était vraiment le centre d’attraction, Argiria souriait de temps en temps d’un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice. Peut-être celle-ci espérait-elle l’écraser par là et l’emporter à force d’esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et sévère. Mais elle n’y réussissait pas ; l’artillerie de la coquetterie était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la beauté de l’ame, revêtue de la beauté extérieure.

Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes aimables et les hommes galans. La plupart des joueurs auraient craint de manquer de savoir-vivre, en n’abandonnant pas les cartes pour l’entretien des femmes, et les véritables joueurs s’étaient resserrés autour d’une seule table, comme une poignée de braves se retranchent dans une position forte pour une résistance désespérée. De même qu’Argiria Ezzelini était le centre du groupe élégant et