Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/743

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
739
L’USCOQUE.

courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de jeu, était le centre et l’ame du groupe avide et passionné. Bien que les siéges se touchassent presque, bien que dans le dos à dos des causeurs et des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le développement des gestes, il y avait tout un monde entre les préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d’hommes aux mœurs faciles et d’hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et l’expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours et leur occupation. Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému des misères de l’humanité. Orio, en agitant dans ses mains l’existence de ses amis et la sienne propre, avait l’air d’un esprit de ténèbres, riant d’un rire infernal, au sein des tortures qu’il éprouvait et qu’il faisait éprouver.

Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à celle qui avait été interrompue sur le balcon par l’entrée d’Argiria. L’amour est toujours l’ame des entretiens où les femmes ont part. C’est toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes débattent ce sujet, dès qu’ils se rencontrent en champ clos, et cela dure, je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et ses sentimens par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans l’expression des diverses théories qui se discutent, selon l’âge et selon l’expérience des opinans et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je n’en doute pas, d’après l’exposé des facultés aimantes, prendre la mesure des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n’est sincère sur ce point. En amour chacun a son rôle étudié d’avance, et approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal, soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que… ?

— Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.

— Argiria, continua l’abbé en riant, s’abstint de se mêler à la discussion, dès qu’elle s’anima, et surtout dès que le sujet proposé à l’analyse de la noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini, puis une pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu’à ses lèvres. L’interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre garde. Il n’est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à réputation d’esprit. Pourvu qu’ils parlent, peu leur importe de blesser ceux qui les écoutent ; ils sont souverainement égoïstes et ne