Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/542

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
538
REVUE DES DEUX MONDES.

au-dessus des personnages, et montre à Ugolin ses trois fils mourans. Le père, debout, s’appuie sur une main ; de l’autre, il presse ses entrailles et regarde en face sa terrible ennemie. L’attitude d’un des jeunes gens, qui contemple son frère étendu à ses pieds, est animée d’une expression touchante. Au-dessous l’Arno est représenté, dans cette poétique composition, détournant les yeux de tant d’horreurs. C’est encore un souvenir de Dante. Celui-ci, dans son indignation contre Pise, s’adresse à l’Arno, et lui demande de noyer le peuple qui a laissé consommer une telle barbarie.

À ce sujet, j’ai eu lieu de me convaincre par une nouvelle preuve de l’exactitude géographique du grand poète. Dans cette même imprécation, il s’écrie : « Ah ! Pise, opprobre des nations du beau pays où le si retentit, puisque tes voisins sont si lents à te punir[1], que la Capraia et la Gorgone (deux petites îles de la mer Tyrrénienne) s’ébranlent et barrent l’embouchure de l’Arno, de manière à noyer tous tes habitans ! » Cette imagination peut paraître bizarre et forcée si l’on regarde la carte ; car l’île de la Gorgone est assez loin de l’embouchure de l’Arno, et j’avais toujours pensé ainsi, jusqu’au jour où, étant monté sur la tour de Pise, je fus frappé de l’aspect que de là me présentait la Gorgone. Elle semblait fermer l’Arno. Je compris alors comment Dante avait pu avoir naturellement cette idée, qui m’avait semblé étrange, et son imagination fut justifiée à mes yeux. Il n’avait pas vu la Gorgone de la tour penchée qui n’existait pas de son temps, mais de quelqu’une des nombreuses tours qui protégeaient les remparts de Pise. Ce fait seul suffirait pour montrer combien un voyage est une bonne explication d’un poète.

Un commentaire d’un autre genre est celui que j’ai trouvé dans un mur d’église, à San-Giovanni, petite ville située entre Florence et Arezzo. Dans la maçonnerie est une espèce de niche, et dans cette niche un cadavre desséché, debout, les bras croisés et crispés fortement contre la poitrine, la bouche ouverte, et comme poussant un hurlement de terreur. Tout indique que ce malheureux a été enfermé vivant dans cette muraille, probablement par une erreur involontaire. Il y est mort de la mort d’Ugolin, plus vite, car il avait moins d’air à respirer, et moins douloureusement, car il était seul.

À l’entrée du cloître de Saint-François, à Pise, on montre la pierre sous laquelle furent ensevelis Ugolin, ses deux fils et ses trois petits fils. Le poète n’a placé avec lui dans la prison que ses enfans. Cette

  1. Inf., cap. XXX, 79.