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VOYAGE DANTESQUE.

poésie à grands traits ne pouvait entrer dans le détail de ces divers degrés de parenté. Cependant ils ajoutent encore à l’horreur qu’inspire l’action de l’archevêque Roger. Cette haine, qui ne s’arrête pas au premier degré de filiation, dépasse la férocité commune des vengeances de parti.

Quand je visitai le coin du cloître où gisent pêle-mêle les victimes innocentes et la victime coupable (car il ne faut pas oublier qu’Ugolin avait asservi et peut-être trahi sa patrie), autour de moi tout était silencieux, serein et brillant. Une lumière admirable inondait les orangers qui remplissent l’intérieur du cloître, un arceau encadrait leur verdure, le campanile rouge de Saint-François se détachait harmonieusement sur le bleu velouté du ciel. J’éprouvais un sentiment profond d’adoration pour la nature et d’éloignement pour l’homme, tandis que le pied sur la fosse d’Ugolin je regardais les orangers et le ciel. Une seule pensée combattait cette impression. Je me disais « Ces atrocités, enfantées par les passions politiques, ont produit un des plus admirables chefs-d’œuvre de la poésie humaine ; l’art console de la vie. »

Il serait étonnant que dans le Campo-Santo de Pise, ce musée du moyen-âge, rien ne rappelât le poète du moyen-âge. Toute cette peinture contemporaine ou peu postérieure de Giotto, d’Orgagna, de Benvenuto Gozzoli, est empreinte de son génie. Souvent la similitude est frappante et montre l’analogie des pensées. Quelquefois elle va si loin, qu’on peut croire à une imitation.

Ainsi, dans la fresque d’Orgagna qui représente l’enfer, il est impossible de ne pas reconnaître des tableaux tracés d’abord par le pinceau de Dante. On voit ici Satan dévorant trois corps humains à demi engouffrés déjà dans sa gueule gigantesque. Il en est de même dans l’Enfer. Le nombre des victimes est pareil. Ce sont, chez Dante, Judas, Brutus et Cassius, rapprochement bizarre en apparence, mais qui cesse d’étonner quand on a étudié, dans le Traité de la Monarchie, le système de politique et d’histoire que le guelfe banni s’était fait en devenant gibelin, afin de justifier ses opinions nouvelles. Pour lui, les deux puissances de la terre, presque égales en sainteté, et l’une et l’autre d’origine romaine, c’était d’une part le pape héritier de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ quant au spirituel, de l’autre l’empereur héritier de César et vicaire de Dieu quant au temporel. À ce point de vue, les meurtriers de César étaient aussi coupables envers le genre humain que les meurtriers du Christ. Telle était la raison profonde de cette étrange asso-