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VOYAGE DANTESQUE.

LUCQUES.

Pour aller de Pise à Lucques, on passe au pied du mont Saint-Julien, ce mont qui fait que les deux cités ne peuvent se voir,

Perchè i Pisan Lucca veder non ponno[1],

a dit Dante avec sa précision géographique accoutumée.

Lucques est placée au centre d’un délicieux pays. Il n’y a rien de plus frais, de plus gracieux que les environs de Lucques. C’est un lac de verdure encaissé dans d’admirables montagnes. La ville s’élève au milieu. Les anciens remparts ont été changés en une promenade qui l’entoure complètement et domine l’élégant paysage.

Lucques n’était pas si gracieuse au temps de Dante. Quand son protecteur et son ami Uguccione della Faggiola, auquel il voulait dédier l’Enfer[2], après avoir opprimé Lucques, en était chassé par Castracani, ce Thrasybule du moyen-âge, dont Machiavel a été le Plutarque, ses champs n’étaient pas si bien cultivés qu’aujourd’hui, la vigne ne balançait pas ses draperies verdoyantes des deux côtés d’une route qui ressemble à l’allée d’une villa. Cette tranquille promenade était un haut mur couronné de tours et flanqué de bastions. Cependant, à cette époque, l’industrie de Lucques était infiniment plus florissante que dans notre siècle. L’activité industrielle de ce moyen-âge si orageux est un fait bien remarquable. Les métiers allaient au milieu des assauts et des guerres civiles. Lors du séjour de Dante, il y avait trois mille tisserands à Lucques ; on y fabriquait toute sorte d’étoffes de soie, et vers la même époque les marchands de laine de Florence élevaient à leurs frais la cathédrale que devait envier Michel-Ange.

C’est probablement d’ici[3] que Dante écrivit sa fière réponse à l’offre qu’on lui fit, en 1314, de lui rouvrir sa patrie, cette patrie qu’il voyait dans ses songes[4], s’il voulait se soumettre à une sorte

  1. Inf., c. XXXIII, 30.
  2. Voyez la dédicace latine de frère Hilaire à ce chef illustre. Il affirme que Dante voulait lui faire hommage de la première cantica, de la seconde à Morello Malespina, et de la troisième à Frédéric, roi de Sicile.
  3. Dante était à Lucques, auprès d’Uguccione della Faggiola, en 1314. Il dit que son exil dura depuis près de trois lustres. Cet exil avait commencé en 1300.
  4. « J’ai pitié de tous les malheureux, mais par-dessus tout de ceux qui, affligés par l’exil, ne voient leur patrie que dans leurs songes. » (Dante, Traité de l’Éloquence vulgaire, l. II, cap. VI.)