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d’amende honorable que l’usage consacrait, mais à laquelle ne pouvait se plier l’ame altière du poète. La fin de cette lettre respire une fierté antique. « Voilà donc le glorieux moyen qu’on offre à Dante Alighieri de rentrer dans sa patrie après le supplice d’un exil de près de trois lustres. C’est là ce qu’a mérité mon innocence, qui est connue de tous, et les sueurs et les fatigues que m’ont coûtées mes travaux, voilà ce qu’elles me rapportent. Loin d’un homme consacré à la philosophie, cette bassesse imprudente, bonne pour un cœur de boue ! Moi, je consentirais à être reçu en grace comme un enfant ! je pourrais rendre hommage à ceux qui m’ont offensé, comme s’ils avaient bien mérité de moi ! Ce n’est pas par ce chemin, ô mon père ! que je veux rentrer dans ma patrie. Si vous ou tout autre trouvez une voie qui n’enlève à Dante ni son honneur ni sa renommée, je l’accepte, et je n’y marcherai pas d’un pied paresseux ; mais, si je ne rentre à Florence par un chemin honorable, je n’y rentrerai jamais. Eh quoi ! le soleil et les étoiles ne se voient-ils pas de toute la terre ? Ne pourrai-je méditer sous toute zône du ciel la douce vérité si je ne me fais d’abord un homme sans gloire, ou plutôt un homme d’opprobre pour mon peuple et mon pays ? Non ; et, je l’espère, le pain même ne me manquera pas. »

C’est plus certainement ici qu’il faut placer une infidélité de Dante à la mémoire de Béatrice, car nous avons son propre aveu.

Un damné Lucquois, qui avait d’abord murmuré le nom de Gentucca, lui dit[1] : « Une femme est née qui ne porte pas encore la benda (ornement des jeunes filles), et, à cause d’elle, te plaira notre ville, quelques reproches qu’on lui adresse. » Remarquez avec quelle délicatesse Dante a soin de dire qu’en 1300, époque où il place sa vision, celle qu’il aima vers 1314, date de son séjour à Lucques, portait encore l’ornement de tête des très jeunes filles. Par là il donne les limites de son âge ; en 1314, elle ne pouvait guère avoir plus de vingt-quatre ans.

Gentucca n’était pas la première qui eût consolé le poète exilé. En 1306, il était amoureux à Padoue[2]. Il en coûte de trouver de telles faiblesses chez l’amant de Béatrice ; elles dérangent cependant moins l’imagination que les bâtards de Pétrarque. Dante avait donc bien lieu de rougir devant son amie transfigurée, quand, du sein

  1. Purgat., c. XXIV, 43.
  2. Voyez la notice de M. Fauriel, insérée dans le no de la Revue du 1er octobre 1834.