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que joue chez Byron l’homme animé d’un souffle divin, en regard avec tout le rôle qu’il joue dans Goethe, aux prises avec l’esprit des ténèbres, c’est-à-dire avec sa propre misère privée de toute assistance céleste.

(Manfred est dans la tour. Entre l’abbé de Saint-Maurice.)

L’Abbé. — Mon bon seigneur, pardonne-moi cette seconde visite ; ne sois point offensé de l’importunité de mon zèle, que ce qu’il y a de coupable retombe sur moi seul ; que ce qu’il peut avoir de salutaire dans ses effets descende sur ta tête, — que ne puis-je dire ton cœur ! — Oh ! si par mes paroles ou mes prières, je parvenais à toucher ce cœur, je ramènerais au bercail un noble esprit qui s’est égaré, mais qui n’est pas perdu sans retour !

Manfred. — Tu ne me connais pas, mes jours sont comptés, et mes actes enregistrés ! Retire-toi ! ta présence ici pourrait te devenir fatale. Sors !

L’Abbé. — Ton intention, sans doute, n’est pas de me menacer ?

Manfred. — Non, certes ; je t’avertis seulement qu’il y a péril pour toi à rester ici, et je voudrais t’en préserver.

L’Abbé.— Que veux-tu dire ?

Manfred. — Regarde là. Que vois-tu ?

L’Abbé. — Rien.

Manfred. — Regarde attentivement, te dis-je. — Maintenant, dis-moi ce que tu vois.

L’Abbé. — Un objet qui devrait me faire trembler. Pourtant je ne le crains pas. — Je vois sortir de terre un spectre sombre et terrible qui ressemble à une divinité infernale ; son visage est caché dans les plis d’un manteau, et des nuages sinistres forment son vêtement. Il se tient debout entre nous deux, mais je ne le crains pas.

Manfred. — Tu n’as aucune raison de le craindre ; mais sa vue peut frapper de paralysie ton corps vieux et débile. Je te le répète, retire-toi.

L’Abbé. — Et moi, je réponds : Jamais. Je veux livrer combat à ce démon. Que fait-il ici ?

Manfred. — Mais oui, effectivement, que fait-il ici ? Je ne l’ai pas appelé. Il est venu sans mon ordre.

L’Abbé. — Hélas ! homme perdu ! quels rapports peux-tu avoir avec de pareils hôtes ? Je tremble pour toi. Pourquoi ses regards se fixent-ils sur toi et les tiens sur lui ? Ah ! le voilà qui laisse voir son visage ; son front porte encore les cicatrices qu’y laissa la foudre ; dans ses yeux brille l’immortalité de l’enfer ! — Arrière !

Manfred. — Parle ; quelle est ta mission ?

L’Esprit. — Viens !

L’Abbé. — Qui es-tu, être inconnu ? Réponds ! parle !

L’Esprit. — Le génie de ce mortel. — Viens ! il est temps.

Manfred. — Je suis préparé à tout ; mais je ne reconnais pas le pouvoir qui m’appelle. Qui t’envoie ici ?