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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

L’Esprit. — Tu le sauras plus tard. Viens ! viens !

Manfred. — J’ai commandé à des êtres d’une essence bien supérieure à la tienne ; je me suis mesuré avec tes maîtres. Va-t-en.

L’Esprit. — Mortel, ton heure est venue. Partons, te dis-je.

Manfred. — Je savais et je sais que mon heure est venue, mais ce n’est pas à un être tel que toi que je rendrai mon ame. Arrière ! Je mourrai seul, ainsi que j’ai vécu.

L’Esprit. — En ce cas, je vais appeler mes frères. — Paraissez !

(D’autres esprits s’élèvent.)

L’Abbé. — Arrière ! maudits ! — arrière ! vous dis-je. — Là où la piété a autorité, vous n’en avez aucune, et je vous somme au nom de…

L’Esprit. — Vieillard ! nous savons ce que nous sommes, nous connaissons notre mission et ton ministère ; ne prodigue pas en pure perte tes saintes paroles, ce serait en vain : cet homme est condamné. Une fois encore je le somme de venir. — Partons ! partons !

Manfred. — Je vous défie tous. — Quoique je sente mon ame prête à me quitter, je vous défie tous ; je ne partirai pas d’ici tant qu’il me restera un souffle pour vous exprimer mon mépris, — une ombre de force pour lutter contre vous, tout esprits que vous êtes ; vous ne m’arracherez d’ici que morceaux par morceaux.

L’Esprit. — Mortel obstiné à vivre ! Voilà donc le magicien qui osait s’élancer dans le monde invisible et se faisait presque notre égal ? — Se peut-il que tu sois si épris de la vie, — cette vie qui t’a rendu si misérable !

Manfred. — Démon imposteur, tu mens ! Ma vie est arrivée à sa dernière heure ; — cela, je le sais, et je ne voudrais pas racheter de cette heure un seul moment ; je ne combats point contre la mort, mais contre toi et les anges qui t’entourent ; j’ai dû mon pouvoir passé, non à un pacte avec ta bande, mais à mes connaissances supérieures, — à mes austérités, — à mon audace, — à mes longues veilles, — à ma force intellectuelle et à la science de nos pères, — alors que la terre voyait les hommes et les anges marcher de compagnie, et que nous ne vous cédions en rien ! Je m’appuie sur ma force, — je vous défie, — vous dénie — et vous méprise !

L’Esprit. — Mais tes crimes nombreux t’ont rendu…

Manfred. — Que font mes crimes à des êtres tels que toi ? Doivent-ils être punis par d’autres crimes et par de plus grands coupables ? — Retourne dans ton enfer ! tu n’as aucun pouvoir sur moi, cela je le sens ; tu ne me posséderas jamais, cela je le sais : ce que j’ai fait est fait ; je porte en moi un supplice auquel le tien ne peut rien ajouter. L’ame immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables ; elle est tout à la fois l’origine et la fin du mal qui est en elle ; — indépendante des temps et des lieux, son sens intime, une fois affranchi de ses liens mortels, n’emprunte aucune couleur aux choses fugitives du monde extérieur ; mais elle est absorbée dans la souffrance ou le bonheur que lui donne la conscience de ses mérites. Tu ne m’as pas tenté et tu ne pouvais me tenter ; je ne fus point ta dupe, je ne serai point