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Un esprit. — Homme ! pourquoi ignores-tu l’étendue de ta puissance ? Quand la pensée dans ta tête, comme l’éclair au sein des nuages, s’enflamme invisible encore, elle amoncèle déjà les brouillards et crée une pluie fertile, ou la foudre et la tempête.

Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans savoir ce que tu fais ! Hommes ! il n’est pas un de vous qui ne puisse, isolé dans les fers par la pensée et par la foi, faire crouler ou relever les trônes.

On voit que les anges de Mickiewicz ont un mysticisme bien large et bien philosophique. Les diables font une opposition furieuse, et pour qui lira en entier le petit volume des Dziady, traduit en français, ces diables paraîtront au premier abord empruntés à Callot ou aux légendes du moyen-âge, beaucoup plus qu’à l’allégorie poétique. Mais, qu’on y réfléchisse, cet enfer est approprié au sujet et renferme une sanglante satire. Parmi ces innombrables phalanges d’esprits pervers dont la poésie religieuse fait l’emblème de tous les vices et de tous les maux, il est diverses hiérarchies. Le démon moqueur de Goethe est un Français voltairien. Le sombre génie de Byron est l’esprit romantique du XIXe siècle. Le Belzébuth de Mickiewicz, c’est le despotisme brutal, c’est le patron du czar : c’est un monstre ignoble, sanguinaire, grossier, féroce et stupide. S’il venait faire de l’esprit comme Méphistophélès, il ne serait guère compris des tyrans auxquels il souffle son abrutissement et sa rage. S’il se montrait à eux menaçant et terrible, comme le génie de Manfred, il ramènerait le remords et la crainte dans ces ames lâches et superstitieuses. Il les caresse au contraire et les berce de doux rêves. N’épouvante pas mon gibier, dit-il à ses acolytes rangés autour du lit d’un sénateur endormi. — Quand il dort, le brigand, son sommeil n’est-il pas à moi ? répond le diable subalterne. — Si tu l’effraies trop pour une fois, lui dit le maître, il va se rappeler son rêve et nous duper. — Il est ivre et ne veut pas dormir. Coquin, nous tiendras-tu éternellement debout ? — Alors le sénateur rêve, et s’imagine être dans la faveur du czar. Créé grand maréchal, il s’enfle, il se promène avec orgueil dans les salons, puis tout à coup il est disgracié. On le raille ; un coquin de chambellan lui fait l’outrage d’un sourire.

« Ah ! je meurs ! je suis mort ! Me voilà dans la tombe, rongé par les vers, par les sarcasmes… On me fuit ! Ah ! quelle solitude ! quel silence !… — Quel bruit ! Ah ! c’est un calembour. — Ô laide mouche !… Des épigrammes, des railleries… Des insectes qui m’entrent dans l’oreille… Ah ! mon oreille !… — Les kameriumkiers crient comme des hiboux. Ah ! voici les dames dont