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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

les queues de robe sifflent comme des serpens à sonnettes. — Quel horrible vacarme ! Des cris… des rires… Le sénateur est en disgrace, en disgrace, en disgrace !… »

Il tombe de son lit par terre, les diables descendent sur lui.

« Détachons son ame des sens, comme on détache un chien hargneux du collier. »

La plaisanterie de Mickiewicz est pleine de fiel et de verve. Il a fait aux courtisans des plaies plus profondes avec son vers incisif et mordant, qu’ils n’en ont fait à leurs victimes avec les knouts. Aussi l’armée diabolique qu’il a évoquée est-elle pour lui, non un jeu de l’imagination, mais un enfer vivant, une peinture réelle des turpitudes et des atrocités du régime moscovite. Tous les soldats de Belzébuth sont des bourreaux, des geôliers, des blasphémateurs, des cannibales. Ils ne parlent que de tortures physiques, ils lèchent le sang sur les lèvres des martyrs. On voit bien de quels hommes ils sont les maîtres et les dieux ! Quand ils s’adressent aux prisonniers ou au prêtre, ils cherchent à les vaincre par le désespoir, par la vengeance, par l’appât des plaisirs dont leurs souffrances et leurs jeûnes augmentent le besoin, par la peur surtout. Quand Pierre, prosterné auprès de Konrad évanoui, prie pour conjurer le démon, l’un d’eux lui murmure à l’oreille des paroles de menace… Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans deux cents ans ?… Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman ?

Je m’arrête, car je citerais tout le poème, et, ne voulant pas retirer au lecteur le plaisir de le lire en entier, je me bornerai aux deux scènes que j’ai annoncées, et qui sont indispensables pour lui faire connaître le génie de Mickiewicz.

SCÈNE i.
(Un corridor. — La sentinelle se tient au loin la carabine au bras. — Quelques jeunes prisonniers sortent de leur cellule avec des chandelles. — Il est minuit.)

Jacob. — Vraiment, nous allons nous réunir ?

Adolphe. — La sentinelle boit la goutte, le caporal est des nôtres.

Jacob. — Quelle heure est-il ?

Adolphe. — Près de minuit.

Jacob. — Mais si la garde nous surprend, notre pauvre caporal est perdu.

Adolphe. — Éteins donc la chandelle : tu vois comme la lumière se réfléchit sur la fenêtre. (Ils éteignent la chandelle.) La ronde est un vrai badinage : il