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lui faudra frapper long-temps, échanger le mot d’ordre, chercher les clés… Puis les corridors sont longs… Avant d’être surpris nous nous séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit et ronfle.
(Les autres prisonniers arrivent de leurs cellules.)

Frejend. — Amis, allons dans la cellule de Konrad, c’est la plus éloignée ; elle est adossée au mur de l’église ; nous pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l’aise. Aujourd’hui, je me sens disposé à donner un libre cours à ma voix : en ville on se figurera que les chants partent de l’église, c’est demain Noël… Eh ! camarades, j’ai quelques bouteilles aussi.

Jacob. — À l’insu du caporal ?

Frejend. — Le brave caporal aura sa part aux bouteilles ; c’est un Polonais, un de nos anciens légionnaires que le czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer ensemble la soirée les veilles des fêtes.

Jacob. — Si on l’apprend, nous le paierons cher.

(Les prisonniers entrent dans la cellule de Konrad, y font du feu et allument la chandelle.)

Jacob. — Mais voyez comme Jegota se fait triste : il ne s’était pas douté qu’il pouvait bien avoir dit à ses foyers un éternel adieu.

Frejend. — Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en couches, et il ne verse pas une larme.

Félix Kolakowski. — Pourquoi en verserait-il ? Qu’il rende plutôt gloire à Dieu ! Si elle met au monde un fils, je lui prédirai son avenir… Donne-moi ta main ; j’ai quelque talent en chiromancie, je te dévoilerai l’avenir de ton fils. (Il regarde dans la main.) S’il est honnête sous le gouvernement moscovite, il fera infailliblement connaissance avec les juges et la kibitka… Qui sait ? peut-être nous trouvera-t-il encore tous ici ? — Vivent les fils ! ce sont nos compagnons pour l’avenir !

Jegota. — Êtes-vous ici depuis long-temps ?

Frejend. — Comment le savoir ? Nous n’avons pas de calendrier, personne ne nous écrit : le pire est d’ignorer quand nous en sortirons.

Suzin. — Moi, j’ai sur ma fenêtre une paire de rideaux de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.

Thomas. — J’aimerais mieux être sous terre, affamé, malade, livré au supplice du knout et même de l’inquisition, que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands !… ils veulent nous enfouir tous dans la même tombe !…

Frejend. — Quoi ! c’est peut-être pour moi que tu pleures ? Pour moi peut-être ? Je le demande, de quelle utilité est ma vie ? Encore si nous avions la guerre ; j’ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix ! À quoi bon vivrais-je une centaine d’années ?… Pour maudire les Moscovites, puis mourir et devenir poussière ! Libre, j’aurai passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le vin médiocre. Aujourd’hui que le vin est bouché et la poudre bourrée, j’ai en prison toute la valeur d’une bouteille ou d’une cartouche. Libre, je m’évaporerais comme le