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REVUE DES DEUX MONDES.

Félix. — Attends… silence !… Je l’avais prévu !… Oh ! pour nous qui connaissons Konrad, ce n’est pas un mystère. — Minuit est son heure ! silence, Félix !… nous allons entendre une autre chanson !

Joseph, regardant Konrad. — Frères, son ame est envolée… elle erre dans une contrée lointaine… Peut-être lit-elle l’avenir dans les cieux ?… Peut-être aborde-t-elle les esprits familiers qui lui raconteront ce qu’ils ont appris dans les étoiles !… Quels yeux étranges !… la flamme brille sous ses paupières… et ses yeux ne disent rien, ne demandent rien… ils n’ont pas d’ame… ils brillent comme les foyers qu’a délaissés une armée partie en silence et dans l’ombre de la nuit pour une expédition lointaine : avant qu’ils s’éteignent, l’armée sera de retour dans ses quartiers.

Konrad chante. — Mon chant gisait moite dans le tombeau, mais il a senti le sang ! Le voilà qui regarde de dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide de sang !… Il a soif de sang ! il a soif de sang ! il a soif de sang !… Oui !… vengeance !… vengeance !… vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !…

Et le chant dit :

« Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes compatriotes. Celui à qui je plongerai mes défenses dans l’ame se dressera, comme moi, vampire… et criera : Oui, vengeance !… vengeance !… vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !…

« Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de l’ennemi ; nous hacherons son cadavre ! Nous lui clouerons les mains et les pieds pour qu’il ne se relève pas, et qu’il ne reparaisse plus même comme spectre.

« Nous suivrons son ame aux enfers !… Tous, nous lui pèserons de notre poids sur l’ame jusqu’à ce que l’immortalité s’en échappe… et tant qu’elle sentira, nous la mordrons !… Oui !… vengeance ! vengeance ! vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu et même malgré Dieu ! »

L’abbé Lwowicz. — Konrad, arrête, au nom de Dieu ! c’est une chanson païenne.

Le Caporal. — Quel regard affreux !… C’est une chanson satanique !

Konrad. — Je m’élève… je m’envole !… Là, au sommet du rocher… je plane au-dessus de la race des hommes, dans les rangs des prophètes !… De là, ma prunelle fend, comme un glaive, les sombres nuages de l’avenir ; mes mains, comme les vents, déchirent les brouillards !… Il fait clair… il fait jour !… J’abaisse un regard sur la terre : là se déroule le livre prophétique de l’avenir du monde !… Là, sous mes pieds ! vois, vois les évènemens et les siècles futurs, pareils aux petits oiseaux que l’aigle poursuit !… Moi, je suis l’aigle dans les cieux !… Vois-les sur la terre s’élancer, courir ; vois cette épaisse nuée se tapir dans le sable !…

Quelques Prisonniers. — Que dit-il ?… Quoi ?… Qu’est-ce donc ?… Vois, vois quelle pâleur !

(Ils saisissent Konrad.)

Calme-toi !