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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

Konrad. — Arrêtez ! arrêtez !… arrêtez ! je recueillerai mes pensées, j’achèverai mon chant, j’achèverai !…

Lwowicz. — Assez ! assez !

D’autres. — Assez !

Le Caporal. — Assez ! que Dieu vous bénisse !… La sonnette, entendez-vous la sonnette ? la ronde, la ronde est à la porte… éteignez la chandelle : chacun chez soi ?…

Un des Prisonniers, regardant à la fenêtre. La porte est ouverte…, les voilà… — Konrad est évanoui : laissez-le seul dans sa cellule !

(Tous s’échappent.)

SCÈNE II.
KONRAD, après un long silence.

Je suis seul !… Eh ! que m’importe la foule ? Suis-je poète pour la foule ?… Où est l’homme qui embrassera toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs de mon ame ? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix et sa langue !… La langue ment à la voix et la voix ment aux pensées… La pensée s’envole rapide de l’ame avant d’éclater en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule découvrira-t-elle l’abîme du torrent, devinera-t-elle le secret de son cours ?

Le sentiment circule dans l’ame, il s’allume, il s’embrase comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans mes chants qu’ils verront de sang sur mon visage.

Mon chant, tu es une étoile au-delà des confins du monde !… L’œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes… jamais il ne t’atteindra… il frappera seulement la voie lactée… Il devinera qu’il y a des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité !…

À vous, mes chants, qu’importent les yeux et les oreilles des hommes ? Coulez dans les abîmes de mon ame ; brillez sur les hauteurs de mon ame, comme des torrens souterrains, comme des étoiles sur-lunaires.

Toi, Dieu ! toi, nature ! écoutez-moi !… Voici une musique digne de vous, des chants dignes de vous ! — Moi, grand-maître, grand-maître, j’étends les mains, je les étends jusqu’au ciel… Je pose les doigts sur les étoiles comme sur les cercles de verre d’un harmonica.

Mon ame fait tourner les étoiles d’un mouvement tantôt lent, tantôt rapide ; des millions de tons en découlent ; c’est moi qui les ai tous tirés. Je les connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes ; je les répands en sons et en rubans de flamme.

J’ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des arètes du monde, et les cercles de l’harmonie ont cessé de vibrer. Je chante seul, j’entends mes chants, longs, traînans comme le souffle du vent ; ils retentissent dans toute l’immen-