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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

porter à bord d’un bâtiment en rade des provisions fraîches en animaux et en légumes ; sa cargaison avait passablement souffert de ce retard ; il venait d’essayer de sortir, mais l’état de la mer l’en avait empêché. Le ciel semblait avoir ouvert toutes ses cataractes ; la chemise d’écorce d’ananas de notre pauvre patron indien était collée sur sa peau cuivrée sans qu’il parût y faire attention ; cependant nous avancions toujours, grace à ceux qui nous traînaient sur la digue et à quatre hommes placés sur des saillies extérieures en bambou, qui poussaient de fond en appuyant contre leur épaule l’extrémité d’une immense perche.

Enfin nous arrivâmes devant un grand édifice carré, percé de nombreuses fenêtres, qu’on nous dit être la douane ; et, reprenant notre embarcation, nous évacuâmes le casco hospitalier pour aller débarquer sur la rive opposée, laissant à notre droite la ville fortifiée, avec ses sévères bastions et ses grandes maisons emprisonnées dans les remparts, pour aller dans le faubourg de Binondo. Cet immense faubourg est le séjour des marchands et des personnes riches, qui se bâtissent sur les bords de la rivière, en dehors des murs à créneaux, des habitations délicieuses, où l’on respire un air plus libre, et que l’on peut quitter à toute heure de la nuit sans craindre la rencontre d’un pont-levis abaissé ou d’une porte fermée.

Nous avions l’adresse d’un bon hôtel tenu par un honnête Allemand nommé Antelmann, et nous nous y dirigeâmes en toute hâte, précédés par les porteurs de nos malles, qui galopaient de leur mieux, sous une horrible averse, et dans des rues qui ressemblaient à des rivières. Nous arrivâmes mouillés des pieds à la tête à l’hôtel Antelmann ; les domestiques de la maison quittèrent leurs guitares pour venir prendre nos manteaux, et le maître, vrai Castillan par son flegme, sinon par son origine, nous donna des chambres propres et commodes, où nous nous débarrassâmes avec bonheur de nos vêtemens mouillés, en savourant une tasse de ce délicieux chocolat de Manille que les Espagnols seuls savent préparer. Nous passâmes ensuite dans une grande salle où nous attendait le déjeuner ; quelques-uns des élèves de marine de l’Artémise y étaient déjà établis ; ils venaient de quitter une table de billard placée dans le même appartement.

Nous fîmes un excellent repas, et, pendant une heure ou deux, nous oubliâmes qu’il pleuvait à verse. Il fallut cependant bien songer à quitter l’hôtel pour aller chez M. Barrot ; mais à Manille les personnes comme il faut ne vont jamais à pied, quelque temps qu’il