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fasse, et certes ce n’était guère le moment de songer à déroger aux usages reçus. Heureusement M. Antelmann, en landlord prévoyant, avait dans ses écuries cinq à six voitures et une vingtaine de chevaux ; moyennant trois gourdes par jour, on a un joli birlocho avec deux petits chevaux fringans et un habile postillon. Cette espèce de voiture, à quatre roues et à deux places seulement, est très légère et très gracieuse ; c’est la seule usitée à Manille ; la mode en vient, dit-on, de Batavia ; j’en avais vu de tout-à-fait semblables à Lisbonne.

Nous montâmes dans notre élégant équipage, M… et moi ; le postillon, couvert d’un manteau à livrée, et la tête coiffée d’un immense salacot, s’élança sur un des chevaux, et nous partîmes, emportés comme le vent, à travers les rues boueuses, laissant rapidement derrière nous les magasins chinois, les guinguettes tagales, les vieilles églises, les maisons élégantes aux balcons saillans, et les sombres couvens aux fenêtres grillées. Notre course ne se ralentissait qu’au passage des petits ponts en pierre jetés sur les bras de la rivière qui s’avancent dans la ville ; ces ponts, construits, je crois, pour le désespoir des cochers et la fortune des faiseurs de voitures, sont en dos d’âne, très raides ; et ce qui augmente encore la difficulté du passage, c’est que les larges pierres de taille qui les couvrent s’arrêtent à l’endroit même où commence la rue. Cela fait, à l’entrée et à la sortie du pont, une espèce de marche d’escalier que les roues des voitures ne franchissent qu’aux risques et dépens des ressorts. Nous traversâmes une dernière rue bordée de mauvaises cases en feuilles de palmier, et, tournant habilement à droite, notre postillon entra par une porte étroite dans un pré où se trouvait la maison du consul. C’était anciennement une église appelée San-Miguel, et le nom en est resté à l’habitation.

Bâtie sur le bord de la rivière, dans une situation charmante, cette maison est une des plus agréables de Binondo ; nous y fûmes reçus de la manière la plus aimable par M. Barrot, que nous trouvâmes étendu, en vrai colon, dans un vaste fauteuil chinois en bambou, et savourant un de ces délicieux cigarres de Manille que les étrangers finissent par préférer à ceux de la Havane. Tout le monde fume dans la capitale des Philippines : petits et grands, hommes et femmes, paient leur tribut à la manufacture royale, où plus de dix mille ouvriers travaillent sans relâche à rouler des feuilles de tabac. M. Barrot, après avoir résisté à cette passion générale, lorsqu’il habitait Lima et Carthagène, n’avait pu en faire autant à Manille ; il nous présenta une assiette en laque noire pleine des précieux cigarres, et