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sa chère liberté. « Il est toujours triste et difficile, disait-il, de dire adieu aux belles et aimables muses, et les muses, qui sont femmes, ont l’esprit rancunier ; elles veulent bien nous quitter, mais elles ne veulent pas qu’on les quitte. Quand une fois nous leur avons tourné le dos, elles ne reviennent plus à notre appel. » Puis il ajoutait en riant : « Il me semble que je vais faire une drôle de figure dans ma nouvelle position. Beaucoup d’étudians sont déjà plus savans en histoire que M. le professeur ; mais je me rappelle les paroles de Sancho Pança : « Quand Dieu nous donne un emploi, il nous donne aussi l’intelligence nécessaire pour le remplir. Que j’aie seulement mon île, et je saurai bien la gouverner. »

Il commença son cours au mois de mai 1789, et obtint un grand succès. Plus de quatre cents auditeurs se pressaient autour de lui et lui donnaient journellement les témoignages d’estime et de respect dus à son noble caractère et à son grand nom. Cependant il n’avait point encore de traitement fixe : le tribut payé par ses élèves était son seul revenu. Le duc de Weimar lui accorda enfin 200 thalers par an (800 francs). Charles de Dalberg, coadjuteur de Mayence, frère du baron Dalberg qui avait si froidement abandonné le poète dans les premières années de sa vie littéraire, manifesta l’intention de lui assurer une pension annuelle de 4,000 florins. Alors Schiller crut avoir surmonté les obstacles matériels qui s’opposaient à son mariage. Le 20 mai 1790, il épousa Charlotte de Lengefeld, et quelque temps après cette union il écrivait : « La vie est pourtant tout autre aux côtés d’une femme chérie que lorsqu’on reste seul et abandonné. À présent je jouis réellement pour la première fois de la belle nature, et je vis en elle. Je promène ma pensée joyeuse autour de moi, et mon cœur trouve toujours au dehors une douce satisfaction, et mon esprit a son aliment et son repos. Tout mon être est dans une harmonie parfaite ; mes jours ne sont plus agités par la passion, ils s’écoulent dans la paix et la sérénité, et je regarde gaiement ma destinée future. Maintenant que je suis arrivé au but, je suis surpris de voir comme tout a dépassé mon attente. Le sort a lui-même surmonté pour moi les entraves, il m’a porté paisiblement au but. J’espère tout de l’avenir : encore quelques années, et j’aurai la pleine jouissance de mon esprit ; oui, je l’espère, je reprendrai ma jeunesse, et elle me rendra ma vie intime de poète. »

La situation de Schiller était vraiment alors pleine de charmes. Marié à une jeune femme d’une nature excellente, dégagé des soucis matériels qui l’avaient si long-temps attristé, entouré d’amis, d’hom-