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SCHILLER.

mages, de considération, quand il parlait de son bonheur, il ne se faisait pas illusion à lui-même, il était heureux ; et l’une de ses plus grandes joies était encore de pouvoir suivre avec calme le cours de ses travaux et de ses conceptions poétiques. Il étudiait tout à la fois avec ardeur et la philosophie de Kant et l’histoire. Il songeait à faire de Frédéric II le héros d’une épopée ; il écrivait des articles pour la Gazette littéraire, pour la Thalie, et l’Histoire de la guerre de trente ans.

Mais l’excès du travail et les veilles trop prolongées altérèrent et minèrent sa santé. Souvent il écrivait pendant toute la nuit, se levait dans l’après-midi, passait le reste du jour tantôt à faire sa correspondance, tantôt à causer ou à lire, et, pour ranimer ses forces épuisées par une continuelle tension d’esprit, par la privation de sommeil, il avait recours à des moyens de surexcitation funestes[1].

En 1791, il tomba si gravement malade, qu’on désespéra presque de lui, et que le bruit de sa mort se répandit en Allemagne et jusqu’en Danemark. On le conduisit aux bains de Carlsbad : là, forcé d’interrompre ses travaux, ses leçons, et n’ayant plus que son misérable traitement de 200 écus, il se voyait menacé de retomber dans toutes les inquiétudes matérielles qu’il avait eu tant de peine à surmonter, et l’Allemagne, qui le lisait avec enthousiasme, qui était fière de son nom et de ses œuvres, oubliait ses souffrances. Ce fut un étranger qui vint à son secours. Le prince d’Augustembourg, sur la demande du célèbre écrivain danois Baggesen, offrit au poète malade et délaissé une pension de 1,000 écus. Les termes honorables et délicats dans lesquels cette offre était faite lui donnaient encore plus de prix. Schiller l’accepta[2].

De retour à Iéna, il se remit au travail comme par le passé, et bientôt la prudence lui ordonna de s’éloigner une seconde fois de ses livres, de faire un nouveau voyage. Il éprouvait depuis long-temps un vif désir de revoir sa patrie, sa famille. Ce fut de ce côté qu’il dirigea ses pas. Sa mauvaise santé le força d’abord de s’arrêter à Heilbronn ; il écrivit de là à Stuttgardt, pour savoir s’il pourrait se présenter sans inconvénient dans cette ville. Le duc fit répondre qu’il ignorerait son arrivée. D’après cette assurance, Schiller partit. Oh ! ce fut une grande joie pour lui de rentrer librement dans cette cité

  1. Carlyle, Leben Schillers.
  2. Ce n’est pas la seule fois que l’Allemagne s’est montrée ainsi ingrate envers ses grands hommes. Quarante ans auparavant, c’était déjà un prince de Danemark qui tendait à Klopstock une main généreuse, et lui donnait le moyen d’achever sa Messiade.