Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/873

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
869
LA HOLLANDE.

bien pu prendre la première idée de son épopée, dans le drame de leur compatriote, il faudrait pour plus de justice, remonter à quelque vingt ans de là, chercher le premier germe de cette idée dans le poème de Grotius qui a pour titre Adam exilé, et plus loin encore probablement dans mainte œuvre ignorée. Toutes ces questions d’origine qui intéressent l’esprit méticuleux des bibliographes n’altèrent en rien la gloire des grands poètes. Qu’importe que Shakespeare ait pris le sujet du Roi Lear dans une ballade anglaise, le sujet de Roméo et Juliette dans un conte italien, le sujet de Hamlet dans une page de Saxo le grammairien ? qu’importe que Molière se souvienne de Plaute ou de Térence, que Schiller construise tout un drame sur une chronique romanesque, et que Goethe conçoive la mort de Werther en lisant le récit d’un suicide ? La vraie gloire du poète ne consiste pas tant à inventer lui-même l’embryon de son œuvre qu’à lui donner la vie, l’essor, l’espace, comme le sculpteur qui d’un bloc de marbre brut fait une Galathée.

Revenons à Lucifer. Cette pièce ne peut certes être comparée au Paradis perdu, ni pour la hardiesse de l’invention, ni pour la hauteur des pensées, ni pour la pompe du récit et la fraîcheur des descriptions ; mais, en le plaçant au-dessous de l’épopée anglaise, le drame de Vondel n’en est pas moins une grande et belle œuvre qui suffirait à elle seule pour sauver la littérature hollandaise de l’injurieux oubli auquel nous l’avons si long-temps condamnée.

Le premier acte commence par une exposition imposante. Lucifer a envoyé un de ses anges vers la terre récemment créée pour examiner la nouvelle race à laquelle Dieu vient de donner le jour. Le messager tarde à revenir, les esprits célestes s’impatientent, et Belzébuth se plaint, quand tout à coup Bélial s’écrie « Voici venir Apollion, votre envoyé ; de sphère en sphère, il s’élève à nos yeux, son vol est plus prompt que le vent, ses ailes effleurent ou écartent les nuages, et laissent partout un sillon de lumière. Il sent déjà l’air plus pur que nous respirons, il voit ce jour plus beau, ce soleil radieux dont les rayons se jouent dans un azur limpide. Les globes célestes le regardent étonnés de son essor gracieux, de son aspect divin. Ce n’et pas un ange qu’ils croient voir, mais un feu rapide. Nulle étoile ne file aussi vite. Le voilà qui s’approche un rameau d’or à la main ; il a heureusement terminé son voyage. »

Belzébuth accourt au-devant du messager aérien, l’interroge, et Apollion lui décrit avec enthousiasme les richesses de la terre, la saveur de ses fruits, l’éclat de ses pierres précieuses ; puis, quand il