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de goût. Élevé dan une condition obscure, il se développa de lui-même, et n’eut pas, comme son noble rival dans la carrière des lettres, l’occasion de se laisser séduire par des modèles brillans et trompeurs. À trente ans, il ne connaissait guère encore que sa langue maternelle ; plus tard il apprit un peu de français et de latin, et dès qu’il put donner plus d’extension à ses études il se tourna vers l’antiquité, cette immortelle source du vrai beau. À l’âge de cinquante ans, il apprit le grec, et publia, en 1659, une traduction de l’Électre de Sophocle. À prendre l’un après l’autre dans l’ordre chronologique chacun de ses drames, on y voit très bien les transformations progressives qui s’opérèrent dans son esprit. Dans ses premiers essais, il hésite, il va sans savoir où, il est sous l’influence des écoles de rhétorique, les seules qu’il connût alors. Puis peu à peu il s’enhardit, il prend une marche déterminée, l’étude soutient son inspiration, et, s’il tombe encore dans la vulgarité et le mauvais goût, l’éclat de sa chute montre du moins à quelle hauteur il s’était élevé.

Ce qui le charmait dans les tragiques grecs, c’était leur ton solennel et imposant, leur tendance religieuse, l’intervention des dieux dans les évènemens de la vie humaine, et cette terrible loi du destin qui épouvantait l’Olympe même. Mais il comprenait ce que nous avons eu tant de peine à comprendre, que cette mythologie antique, à laquelle on ne croyait plus, ne pouvait plus produire qu’une émotion factice, qu’une autre société demandait d’autres symboles et d’autres traditions. Il essaya de satisfaire au sentiment chrétien de son époque : il remplaça l’inflexible destinée par la Providence que l’Évangile nous a révélée, par ce pouvoir mystérieux et invisible comme la fatalité des Grecs, mais paternel et indulgent. Au lieu des nymphes et des satyres, des furies vengeresses et des divinités pacifiques, il fit apparaître dans ses drames les anges et les démons, les bons et les mauvais génies du christianisme. La plupart de ses tragédies sont empruntées à l’histoire de la Bible. C’est Saül, c’est Salomon, c’est David, Joseph, Jephté, et enfin Lucifer, son chef-d’œuvre.

Les Hollandais, en parlant de cette pièce, ne manquent pas d’observer qu’elle a précédé de treize années la publication du Paradis perdu de Milton[1]. S’ils veulent prouver par là que Vondel ne s’est pas mis à la remorque du poète anglais, rien de mieux. S’ils prétendent au contraire insinuer que l’immortel chantre d’Eden aurait

  1. Le Lucifer de Vondel fut publié en 1654, le Paradis perdu en 1667.