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LITTÉRATURE ANGLAISE.

gulière, vraiment ; amas de formules, chaos de fantômes, mille enveloppes, et pas une réalité ; l’amour réduit à l’intrigue, le génie au fracas des mots, l’art au métier, la politique aux finasseries, l’histoire aux petits faits, et la musique à la confusion des bruits. Jamais le règne de l’apparence ne fut porté plus loin, jamais on ne s’éloigna plus cruellement, plus complètement, de ce mot de l’apôtre : Faisons ce qui est vrai, ποιειν την αληθειαν[1]. Cette vérité, au contraire, on la redoute ; le moindre rayon du jour épouvante les ombres, et tout le monde consent à tromper tout le monde. Une femme allemande morte récemment, femme d’un très grand esprit, le disait : « Le monde littéraire et le grand monde du XIXe siècle sont pétris de mensonges[2]. » Rien ne prouve mieux ce peu de soin du vrai, ce peu de curiosité du beau, ce desséchement de toutes les choses consciencieuses, que l’à-peu-près de nos traductions modernes, l’incurie de ceux qui les font, l’indifférence avec laquelle le public les reçoit, ou plutôt l’anéantissement total d’un public juge et curieux.

Le roman de Bulwer, comme les livres de Carlyle, comme tout ce qui paraît de significatif en Angleterre, est un essai de communication avec l’Allemagne. Nous ne croyons pas que la tentative ait réussi complètement. Bulwer ne manque pas de sagacité, d’observation, d’énergie, de rapidité, de style, de richesse et d’éclat dans la pensée et la forme. Il invente bien ; ses personnages sont variés ; leurs contours sont nettement accusés ; les nuances qui les distinguent ont de la vigueur et de la finesse. Enfin il excite l’intérêt et le soutient. Seulement il lui arrive, comme à tous les hommes de la moderne Europe, de tenter plus qu’il ne peut, de vouloir plus qu’il ne doit, et de dépasser son cadre. La confusion et le peu de lien d’un monde décousu se laissent sentir dans ce qu’il écrit ; on entrevoit les sutures, on reconnaît les lambeaux éclatans arrachés à l’album. L’ensemble n’a pas ce noble calme des œuvres complètes sorties d’un jet et écloses naïvement d’une seule pièce, selon les lois grandioses de la nature. Ce n’est pas seulement de Bulwer que je parle ici ; il est type et l’un des plus brillans ; je parle de nous tous. L’exagération des couleurs et le choc des évènemens et des acteurs trahissent dans ses œuvres un esprit qui procède par élans et par soubresauts, et qui ne laisse pas se développer son œuvre avec la lenteur ardente et la simplicité féconde des époques moins violentes.

  1. Saint-Jean.
  2. « Dieses aus lügen zusammen gebackene litterarische und grosse welt. » — Rahel Varnhagen, Ein Buch des Andenkens, etc.