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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/133

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remplis d’eau de mer ; arrivé à la côte d’Afrique, dans la précipitation du départ, il oublia de faire changer l’eau des tonneaux, et la cargaison périt de soif tout entière. Un croiseur arrêta un négrier brésilien sur lequel il trouva 562 esclaves assis les uns entre les jambes des autres, et tellement serrés, qu’il leur était impossible de s’étendre ni de changer de position le jour comme la nuit. Accablés par la soif, ils gisaient l’un sur l’autre, indifférens à la vie ou à la mort. De l’eau fut apportée ; on les vit aussitôt se précipiter comme des maniaques ; ni ordres, ni menaces, ni coups ne purent les arrêter. Ils criaient, se poussaient et s’entredéchiraient pour une goutte d’eau, comme si la vue de l’eau, dit un témoin oculaire, leur eût donné la rage.

Les mœurs des négriers n’ont pas changé, et plusieurs d’entre eux sont de véritables pirates. En 1841, les chaloupes d’un croiseur anglais, the Fetter, trouvèrent dans la rivière Bonny un trois-mâts espagnol ou brésilien, armé de 14 canons, et qu’elles n’osèrent attaquer ; le négrier sortit en vue du croiseur, qui ne tenta pas une lutte trop inégale. En 1842, le brick anglais the Rapid attaqua un négrier sur la côte de Mozambique, et fut obligé de lâcher prise après un engagement très vif. Il arrive aussi que les négriers s’attaquent l’un l’autre. La Fama de Cadix, un des plus grands négriers de Cuba, arrivée trop tard à la côte de Guinée pour trouver à acheter une cargaison, enleva de force 980 esclaves aux bâtimens qui avaient été plus heureux qu’elle ; mais la petite vérole se déclara à bord, et réduisit le nombre des nègres de 980 à 300, et l’équipage, de 157 hommes à 66. On peut encore citer l’exemple du schooner anglais l’Espoir, de l’île Maurice, qui, rencontrant un négrier portugais chargé d’esclaves et de poudre d’or, l’aborda et s’en empara. L’équipage du navire portugais fut fusillé jusqu’au dernier homme, la cargaison transportée à bord du schooner, et le navire coulé à fond.

On comprend sans peine que de pareils hommes n’aient aucun souci de la vie des malheureux dont ils trafiquent. Le brick espagnol El Juan, poursuivi de près par un croiseur anglais, fatiguait horriblement. Les nègres alarmés se précipitèrent vers l’escalier ; l’équipage, craignant qu’ils ne voulussent se soulever, ferma les écoutilles, et tira des coups de fusil par les ouvertures jusqu’à ce que tout fût rentré dans le silence sous le pont. Lorsque l’équipage du croiseur eut capturé le négrier, et qu’on rouvrit les écoutilles, le spectacle le plus affreux s’offrit aux regards : la cale ne présentait plus qu’une mare de sang, dans laquelle morts, mourans et blessés gisaient confondus et enchaînés ensemble.