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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/134

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Le traité conclu entre l’Angleterre et le Brésil exige, pour la condamnation du négrier, que les esclaves soient trouvés à bord, et les juges brésiliens, tout dévoués à la traite, s’en tiennent rigoureusement au texte de la loi ; il en résulte que les négriers du Brésil, lorsqu’ils sont serrés de trop près par les croiseurs, n’hésitent point à jeter leur cargaison à la mer. Le croiseur la Belle Rosamonde surprit le Rapido et le Regulo au moment où ils sortaient de la rivière Bonny ; après avoir essayé de rentrer dans la rivière, les négriers prirent leur parti, se réfugièrent dans une crique, et commencèrent à jeter leurs nègres à la mer : l’équipage arriva à temps pour sauver deux cent douze nègres à bord du Regulo ; mais, avant qu’on eût pu s’assurer de l’autre navire, tous les esclaves avaient péri, et, pour éviter une perte de 60 à 75,000 francs à ses armateurs, le capitaine du Rapido n’avait pas hésité à sacrifier plus de deux cent cinquante esclaves. Le navire n’échappa point cependant à une condamnation, car deux esclaves, ayant été lancés par-dessus bord, enchaînés ensemble, restèrent suspendus à une des attaches d’un canot, et furent sauvés par le croiseur pour porter témoignage. En pareille circonstance, le négrier l’Argus jeta à la mer quatre-vingt-dix-sept esclaves, et ce fait se renouvelle souvent. Les chaloupes d’un croiseur poursuivaient dans la rivière Calabar un négrier qui se débarrassait ainsi de sa cargaison ; les matelots des chaloupes voyaient distinctement une troupe de requins et d’alligators qui suivaient de près le navire ; bientôt toute la rivière fut rouge de sang. Certes, les philanthropes qui se sont faits les avocats du droit de visite ne s’attendaient point à ce qu’il eût de pareilles conséquences.

Nous croyons avoir cité assez d’exemples déplorables pour ne pas craindre d’affirmer que les maux causés par la traite n’ont pas diminué depuis que le droit de visite existe ; d’autres iront plus loin et soutiendront, comme le font déjà une grande partie des abolitionistes anglais eux-mêmes, que le droit de visite a augmenté ces maux et a créé pour les malheureux nègres des dangers et des souffrances qui leur étaient épargnés sous l’ancien régime. Le négrier a dû sacrifier à l’occasion la vie de sa cargaison pour sauver la sienne ; il l’a sacrifiée souvent à ses intérêts ; et pour s’éviter de périlleuses expéditions, pour faire sa fortune plus vite, ou pour réparer des pertes antérieures, il a contracté l’habitude d’entasser dans les flancs de son navire, comme dans un tombeau, des malheureux dont il condamne d’avance la moitié à mourir. Depuis que le droit de visite existe, un nègre, selon une énergique expression, à moins de place sur un navire