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1° Le christianisme, dit M. Lacordaire, est la plus haute puissance sociale : oui sans doute. Il a prêché cette sainte maxime, que celui qui voulait devenir le premier parmi ses frères devait être leur serviteur : nous l’en remercions tous les jours, en attendant qu’elle s’accomplisse tout-à-fait. L’antiquité n’avait jamais égalé ce sublime idéal : cela va de soi, puisque le christianisme eut tant à corriger. Mais ce n’est point assez pour satisfaire M. Lacordaire ; il ne lui suffit pas de voir la raison des premiers siècles logiquement et nécessairement inférieure à celle des siècles suivans ; il a toujours peur de trop attribuer à ce développement progressif de l’humanité, il ne saurait jamais la ravaler assez bas pour rehausser à son gré le miracle de son salut : mauvaise grandeur pourtant que celle qui ne s’élève qu’au-dessus de la bassesse. La doctrine de gouvernement n’était point chez les païens aussi noble que chez nous ; qu’est-ce cela ? dites qu’elle était purement et uniquement doctrine de tyrannie. C’est là ce qu’il faut à M. Lacordaire ; il l’a dit en 1835, il le répète en 1841, il l’explique en 1845. Hors du christianisme, on ne domine que pour dominer ; le chrétien seul domine pour servir, et c’est le propre de la vertu d’humilité, telle que l’église seule l’annonce, d’enseigner partout à descendre : « sentiment incroyable qui n’avait pas même de nom dans la langue des hommes, et qui s’est fait un nom, une histoire et une gloire ! » Je n’examinerai pas si cette gloire est aussi complète que M. Lacordaire l’imagine, si les moyens dont l’église s’est servie pour l’assurer étaient bien efficaces tant que ses principes ont régné sans partage ; si, depuis que la libre raison s’est mêlée plus exclusivement de nos affaires, nous n’avons pas approché davantage du but chrétien et transformé toujours de plus en plus la domination en ministère. Je suppose que M. Lacordaire a raison contre son temps ; mais a-t-il raison contre l’antiquité, contre l’humanité tout entière qu’il outrage à plaisir ? Est-ce donc vanter dignement la paix et la justice chrétienne que de ne vouloir laisser au cœur de l’homme ni paix ni justice naturelle ? Est-il bon d’exagérer hors de toute équité ce qu’il y a de mouvant et d’actif dans la liberté humaine pour n’y voir jamais que l’irrésistible fureur d’un impitoyable orgueil ? Est-il honnête enfin de jeter l’injure à toute la sagesse des nations qui ne sont plus, et de s’écrier si follement : « Lorsque la victoire a enseveli par-dessous le sang et les ruines ceux qu’elle a balayés, ce n’est pas la peine d’entonner un chant de triomphe sur ces tumulus, et de prouver que ces gens morts n’avaient ni la vérité ni la vertu ? »

Quoi ! ce serait là ce que Dieu aurait fait de tant de milliers d’hommes