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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/289

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esclaves de leurs écritures. L’immobilité de l’Orient, l’abaissement de l’islamisme, l’opiniâtreté hébraïque, voilà les seuls résultats de cette servitude avec laquelle M. Lacordaire voudrait confondre le culte respectueux et réfléchi de l’Évangile. Que M. Lacordaire ne s’y trompe pas, ç’a toujours été un culte libre. C’est la raison qui s’est inclinée au moins autant que la foi, et si ceux qu’il appelle les fils de la Bible, si les fils de l’Évangile, comme il devrait plutôt les nommer, sont allés partout répandre la lumière généreuse de leurs idées, c’est parce que le saint livre, œuvre de la plus sublime raison, laissait à la raison même son indépendance naturelle et sa propre activité. Ces fils de l’Évangile, missionnaires de l’humanité, ce ne sont guère après tout que des enfans de l’Occident ; c’est là seulement que l’Évangile a pris ces vigoureuses racines qui se projettent au loin comme celles des grands arbres, et, bien avant que l’Évangile lui fût prêché, l’Occident se portait déjà sur l’Orient pour lui rendre la lumière qu’il en avait jadis reçue, qu’il en allait recevoir encore. C’est que cette chaleur bienfaisante dés idées qui se communique et se propage, Dieu n’avait pas attendu si long-temps pour la donner au monde ; il en avait fait l’attribut essentiel de la pensée humaine, et plus la pensée devait s’épurer et s’élever en se rapprochant de lui, plus elle devait aimer à s’étendre et à fraterniser. L’esprit de propagande n’est pas seulement une vertu catholique, c’est une loi de l’humanité. Le jour où le premier homme fut en face du second, il se fit missionnaire, et le prosélytisme naquit. Ninus et Cyrus, Alexandre et César, ce n’étaient pas seulement des tyrans et des capitaines comme le prétend M. Lacordaire ; c’étaient des semeurs d’idées et des fondateurs d’empires. Ils avaient une claire conscience du bien qu’ils opéraient dans le monde. Ils le disaient eux-mêmes, et Bossuet les en a crus.

Bossuet entendait l’histoire autrement que M. Lacordaire la prêche, je doute que la cause de la vérité chrétienne y perdît. Demandez-vous seulement ce qu’elle a pu gagner à ces tristes inventions auxquelles M. Lacordaire s’est fatigué pendant dix ans. Mais Bossuet savait l’Écriture, les pères et l’antiquité. Bossuet, Bourdaloue, tous ces illustres chrétiens du XVIIe siècle, ne méprisaient rien de ce que l’homme pouvait faire ; on est étonné de tout ce qu’ils avaient dû lire. Il semble que M. Lacordaire n’ait rien lu. On dirait qu’il s’est enfermé dans sa cellule comme un moine de l’Inde, pour s’y consumer en rêveries ; sa pensée s’use sur elle-même comme une meule qui tournerait sans rien moudre. Le grain manque ; on s’en aperçoit plus tristement encore dans le domaine des idées que dans le domaine des faits.