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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/403

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Dans ces îles abandonnées à tous les hasards et à toutes les influences, La Bourdonnais établit la subordination et la sécurité. Il substitua le travail à l’oisiveté créole ; le premier il donna la vie à ce pays en y faisant des plantations de canne à sucre ; il y encouragea la culture du riz, même celle du blé, et y naturalisa la culture du manioc, dont la farine est la base de l’alimentation des nègres. Il établit des raffineries, des fabriques de coton et d’indigo. Ces îles étaient dépourvues de toute défense ; La Bourdonnais y éleva des fortifications, y fit ouvrir des routes, creuser des canaux, construire des quais, des ponts, des aqueducs ; enfin, par un travail opiniâtre, par une patience infatigable, il pourvut à la tranquillité et à la police de ces possessions lointaines, jusqu’alors étrangères à toute discipline. Il administra bien, non toutefois sans un arbitraire excessif et sans un goût démesuré pour les richesses ; mais enfin il rendit service à sa patrie par la création de l’île de France. Néanmoins, il faut le dire, dans la conception première de l’établissement qu’il y fonda, tout ne fut pas également avoué par la raison. La Bourdonnais voulut faire de son île une seconde Batavia, l’entrepôt du commerce de l’Indostan : c’était une idée fausse. Aucun pays ne peut avoir d’entrepôt à quinze cents lieues de son commerce. Quant à la presqu’île indienne, La Bourdonnais ne songeait à y ruiner la puissance naissante des Anglais qu’en y faisant de temps en temps des courses, des invasions. C’est à brûler des comptoirs, à rançonner des villes, à emporter un riche butin, qu’il bornait ses plans. Certes, il était homme à les exécuter ; il aurait su devenir facilement le Duguay-Trouin du XVIIIe siècle, et tout établissement anglais pouvait être pour lui un nouveau Rio-Janeiro ; mais ce moyen n’avait rien de neuf dans sa conception ni de décisif dans son application : ce n’était pas une découverte. Des blessures passagères, plus irritantes que profondes, portées à l’Angleterre, se seraient cicatrisées avec de la patience et du temps ; il n’y avait pas là de quoi écraser la puissance anglaise dans son berceau. Les vues de Dupleix étaient d’une portée plus haute et plus décisive.

Maître de lui et de son secret, profond, impénétrable, rempli à la fois de hardiesse et de sens, brillant et mystérieux comme cette terre de l’Inde, où les palais et les temples se cachent dans le centre des montagnes, Dupleix fut le créateur de l’idée que le gouvernement de Louis XV ne sut pas comprendre, et sur laquelle il n’osa pas même laisser tomber son débile regard ; idée féconde que l’Angleterre n’a pas conçue, mais qu’elle a réalisée, non pas pour son malheur, comme le prétendent quelques esprits systématiques, mais pour