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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/483

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effet, ne pourrait qu’appauvrir encore les cadres de notre maistrance, et on ne saurait les peupler de bons serviteurs qu’en donnant à cette ambition restreinte les avantages d’une meilleure position pécuniaire.

La marine, quoi qu’on fasse, sera toujours une question d’argent, une des plus lourdes charges du budget. Ce qui importe, c’est que les sacrifices du pays ne soient point faits en pure perte et servent à créer autre chose que des fantômes. Il n’y a point long-temps que de très bons esprits hésitaient encore à admettre la nécessité de constituer une marine en France, et se demandaient si, avec cette vaste frontière à couvrir, avec cette Europe toujours prête à peser sur nous, il nous était permis d’aspirer à être à la fois une grande puissance maritime et une grande puissance continentale. Il leur semblait qu’en abdiquant toute prétention à ce double sceptre, nous établirions plus sûrement notre suprématie en Europe. Concentrer notre action sur le continent, asseoir ainsi notre influence politique sur une base inébranlable, tandis que nous entraînerions à notre suite, dans la voie généreuse où nous les devançons, tous ces peuples initiés par nous aux bienfaits de la liberté et aux idées fécondes de la dignité humaine, c’était laisser, selon eux, un assez beau rôle à la France. La conquête de l’Algérie et les évènemens d’Orient ont mis un terme à ces hésitations. Tournant le dos au Rhin, la France, depuis 1840, prête sans cesse l’oreille aux craquemens redoutables que fait entendre ce vaste empire, rongé par la base à l’autre bout de la Méditerranée. Sa légitime ambition est de faire sentir ses forces aux deux extrémités de ce grand cratère dont l’empereur voulait faire un lac français. Aussi, à aucune autre époque de notre histoire, la marine n’a-t-elle été plus populaire parmi nous qu’elle ne l’est aujourd’hui. Nous avons vu l’accroissement de notre puissance navale proclamé d’un accord unanime comme une nécessité de premier ordre, et la sollicitude publique épouser avec éclat des intérêts qu’on lui avait long-temps reproché de méconnaître. Qui pourrait se défendre de partager cette pieuse émotion et de s’associer à cet enthousiasme ? Qui pourrait refuser de concourir à cette œuvre ? Pour moi, je l’avoue, en voyant la nation prête à s’imposer de nombreux sacrifices pour avoir une marine glorieuse, pour faire respecter son pavillon sur les mers comme sur le continent, je me suis senti saisi d’un irrésistible désir d’exprimer tout haut mon espoir et d’élever ma faible voix pour dire à mon pays sous quel signe il pourra vaincre.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE,

Capitaine de corvette.