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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/184

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produire, et qui a si long-temps régné sur les esprits et sur les ames, je veux dire la morale de l’intérêt…

« Reconnaissons d’abord que cette morale est une réaction extrême, mais jusqu’à un certain point légitime contre la rigueur excessive de la morale stoïque, et surtout de la morale ascétique qui étouffe la sensibilité au lieu de la régler, et, pour sauver l’ame des passions, lui commande un sacrifice de tous les instincts de la nature qui ressemble à un suicide.

« L’homme n’est fait pour être ni un sublime esclave, comme Épictète, appliqué à bien supporter la mauvaise fortune sans s’efforcer de la surmonter, ni, comme l’auteur de l’Imitation, l’angélique habitant d’un cloître, appelant la mort comme une délivrance bienheureuse et la devançant, autant qu’il est en lui, par une continuelle pénitence et dans une adoration muette. La vie humaine n’est point une prison, ni le monde un couvent. Le goût du plaisir, les passions même ont leur raison dans les besoins de l’humanité. Ou la vie est un contre-sens inintelligible qu’il faut briser le plus tôt possible, ou elle a son prix et une fin digne de son auteur. Mais, pour que l’homme en fasse un emploi légitime, la première condition, c’est qu’il y tienne. Le premier lien de l’homme avec la vie est le plaisir. Otez le plaisir, et la vie lui est sans attrait. Supprimez la passion, plus d’excès, il est vrai, mais plus de ressort suffisant ; faute de vents, le vaisseau ne marche plus et s’enfonce bientôt dans l’abîme. Supposez un être auquel manque l’amour de lui-même, l’instinct de la conservation, l’horreur de la souffrance, surtout l’horreur de la mort, qui n’ait de goût ni pour le plaisir ni pour le bonheur, en un mot destitué de tout intérêt personnel, un tel être ne résistera pas longtemps aux innombrables causes de destruction qui l’environnent et qui l’assiègent ; il ne durera pas un jour. Jamais une seule famille ne pourra se former ni se maintenir, jamais la moindre société. Celui qui a fait l’homme, et qui l’a fait apparemment pour qu’il se conservât et se développât, n’a pas confié le soin de son ouvrage à la vertu seule, au dévouement et à une charité sublime : il a voulu que la durée et le développement de la race et de la société humaine fussent assis sur des fondemens plus simples et plus sûrs, et voilà pourquoi il a donné à l’homme l’amour de soi, l’instinct de la conservation, le goût du plaisir et du bonheur, les passions qui animent la vie, l’espérance et la crainte, l’amour, l’ambition, l’intérêt personnel enfin, mobile puissant, permanent, universel, qui nous pousse à améliorer sans cesse notre condition sur la terre.

« On le voit, nous ne venons pas contester à la morale de l’intérêt la vérité ni même la légitimité de son principe ; nous sommes convaincu que ce principe existe, et qu’il a sa raison d’être. La seule question que nous posons est celle-ci : Le principe de l’intérêt est vrai en lui-même ; mais n’y a-t-il pas aussi d’autres principes tout aussi vrais, tout aussi légitimes ?…

« Il ne faut pas confondre la puissance et le droit. Un être pourrait avoir une puissance immense, celle de l’ouragan, de la foudre, celle d’une des forces de la nature ; s’il n’y joint la liberté, il n’est qu’une chose redoutable et