Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et parfait, nous remplit, à cette idée, d’une émotion inexprimable, mouille nos yeux de pleurs ou même nous prosterne à genoux devant celui que le cœur nous révèle, alors même que la raison refuse d’y croire ? Mais regardez-y de plus près : vous verrez que cette raison incrédule, c’est le raisonnement appuyé sur des principes d’une portée insuffisante ; vous verrez que ce qui nous révèle l’être infini et parfait, c’est précisément la raison elle-même et la raison seule ; vous verrez que c’est ensuite cette révélation de l’infini par la raison, qui, passant dans le sentiment, produit l’émotion et les ravissemens que nous avons rappelés. A Dieu ne plaise que nous repoussions le sentiment ! Nous l’invoquons au contraire et pour les autres et pour nous. Nous sommes ici avec le peuple ; nous sommes peuple nous-mêmes. C’est à la lumière du cœur, empruntée à celle de la raison, mais qui la réfléchit plus vive dans les profondeurs de notre être, que nous nous confions, pour entretenir dans l’ame de l’ignorant toutes les grandes vérités, et pour les sauver même dans l’ame du philosophe des égaremens ou des raffinemens d’une philosophie ambitieuse.

« Nous pensons, avec Quintilien et Vauvenargues, que la noblesse des sentimens fait la hauteur des pensées. L’enthousiasme est le principe des grands travaux comme des grandes actions. Sans l’amour du beau, l’artiste ne produira que des œuvres régulières peut-être, mais froides, qui pourront plaire au géomètre, mais non pas à l’homme de goût. Pour communiquer la vie à la toile, au marbre, à la parole, il faut la porter en soi. C’est le cœur, mêlé à la logique, qui fait la haute éloquence ; c’est le cœur, mêlé à l’imagination, qui fait la grande poésie. Songez à Bossuet, à Homère, à Corneille, à Racine leur trait le plus caractéristique, c’est le pathétique, et le pathétique, c’est le cri du cœur. Mais c’est surtout dans la morale qu’éclate la puissance du sentiment. Le sentiment est comme une grace divine qui nous aide à accomplir la loi sérieuse et austère du devoir. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’en des situations délicates, compliquées, difficiles, on ne sait pas démêler où est le vrai, où est le bien ! Le sentiment vient au secours du raisonnement qui chancelle ; il parle, et toutes les incertitudes se dissipent. En écoutant ses inspirations, on peut agir imprudemment, mais rarement on agit mal : la voix du cœur, c’est aussi la voix de Dieu.

« Nous faisons donc une grande place à ce noble élément de la nature humaine. Nous croyons l’homme presque aussi grand par le cœur que par la raison. Nous rendons hommage aux généreux écrivains qui, dans le relâchement des principes et des mœurs au XVIIIe siècle, ont opposé le charme et la puissance du sentiment à la bassesse du calcul et de l’intérêt. Nous sommes avec Hutcheson contre Hobbes, avec Rousseau contre Helvétius, avec l’auteur de Woldemar contre la morale de l’égoïsme ou celle de l’école. Nous leur empruntons ce qu’ils ont dit de vrai ; nous leur laissons des exagérations inutiles ou dangereuses. Il faut joindre le sentiment à la raison, mais il ne faut pas remplacer la raison par le sentiment. D’abord il est contraire aux faits de confondre la raison avec le raisonnement et de les