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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/187

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et des désirs immenses, car, on ne peut trop le redire, le désir aspire à l’infini en tout genre, je ferai tout pour sortir de la foule, pour augmenter mon pouvoir, ma fortune, mes jouissances. Malheureux de ma place en ce monde, pour la changer, je rêve, j’appelle les bouleversemens, il est vrai, sans enthousiasme et sans fanatisme politique, — l’intérêt seul ne produit pas ces nobles folies, — mais sous l’aiguillon brûlant de la vanité et de l’ambition. Me voilà donc arrivé à la fortune et au pouvoir ; l’intérêt réclame alors la sécurité, comme auparavant il invoquait l’agitation. Le besoin de la sécurité me ramène de l’anarchie au besoin d’un ordre quelconque, pourvu qu’il soit à mon profit, et je deviens tyran, si je puis, ou serviteur doré du tyran. Contre l’anarchie et la tyrannie, ces deux fléaux de la liberté, le seul rempart est le sentiment universel du droit, fondé sur la ferme distinction du bien et du mal, du juste et de l’utile, de l’honnête et de l’agréable, de la vertu et de l’intérêt, de la volonté et du désir, de la sensation et de la conscience…

« Il est une autre doctrine qui, mécontente à la fois de la philosophie grossière de la sensation et de la philosophie ambitieuse de la raison, croit se rapprocher du sens commun en faisant reposer sur le sentiment la science, l’art et la morale. Cette école, illustrée dans ces derniers temps par Rousseau et surtout par M. Jacobi, veut qu’on se fie à l’instinct du cœur, à cet instinct plus noble que la sensation et moins subtil que le raisonnement. N’est-ce pas le cœur en effet qui sent le beau et le bien, n’est-ce pas lui qui, dans toutes les grandes circonstances de la vie, quand la passion et le sophisme obscurcissent à nos yeux la sainte idée du devoir et de la vertu, la fait briller d’une irrésistible lumière, et en même temps nous échauffe, nous anime, nous donne le courage de la pratiquer ?

« Nous aussi, grace à Dieu, nous avons reconnu et nous avons mis bien au-dessus de la sensation ce phénomène admirable qu’on nomme le sentiment ; nous croyons même qu’on en trouvera ici une analyse plus précise et plus complète que dans les écrits où le sentiment règne seul. Oui, il y a un plaisir exquis attaché à la contemplation de la vérité, à la reproduction du beau, à la pratique du bien ; il y a en nous un amour inné pour toutes ces choses ; et, quand on ne se pique pas d’une grande rigueur, on peut très bien dire que c’est le cœur qui discerne la vérité, que les grandes pensées viennent du cœur, que le cœur est et doit être la lumière et le guide de notre vie.

« Aux yeux d’une analyse peu exercée, la raison spontanée et le sentiment se confondent par une multitude de ressemblances. Le sentiment est attaché intimement à la raison ; il en est la forme sensible. Au fond du sentiment est la raison, qui lui communique son autorité, tandis que le sentiment prête à la raison son charme et sa puissance. La preuve la plus répandue et la plus touchante de l’existence de Dieu n’est-elle pas cet élan du cœur qui, dans la conscience de nos misères et à la vue des imperfections de tout genre qui nous assiègent, nous suggère irrésistiblement l’idée confuse d’un être infini