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et le rôle de l’homme, usurpé par une femme, prend un caractère plus dégradant.

Bien de plus curieux, rien de plus étrange, rien de plus cru et de plus sauvage que le tableau de ces révolutions de sérail. Le prince Potemkin avait, comme nous l’avons dit, les fonctions de pourvoyeur général. Quand M. Harris arriva à Pétersbourg, c’était un nommé Zoritz qui était le favori régnant. Il était menacé dans son poste, mais il n’était pas résigné à l’abandonner de bonne grace. C’était un soldat, et il annonçait hautement le dessein d’appeler en duel son successeur. « Je sais bien, disait-il en français, que je dois sauter, mais, par Dieu, je couperai les oreilles à celui qui prendra ma place. » Celui qui aspirait à cette place honorable était un lieutenant de la police, appelé Acharoff, un homme bien bâti, dit la dépêche, mais taillé plus en Hercule qu’en Apollon. Malgré ces qualités recommandables, le candidat ne fut pas agréé. C’est que l’occupant était un terrible homme. Potemkin, qui ne l’aimait pas, présenta à l’impératrice un de ses officiers, un grand hussard. Après la présentation, Zoritz suivit Catherine dans sa chambre, lui fit une scène horrible, se jeta à ses pieds, lui dit que, malgré toutes les générosités dont elle l’avait comblé, il ne tenait qu’à sa faveur et à ses bonnes graces. Catherine fut touchée ou effrayée ; elle garda Zoritz, et lui ordonna d’inviter Potemkin à souper pour raccommoder l’affaire, parce que, disait-elle, elle n’aimait pas les tracasseries.

Quelques jours après, cependant, Potemkin rentra en faveur, et Zoritz reçut son congé. L’impératrice le lui donna elle-même en lui dorant la pilule ; l’amant congédié l’accabla de reproches et presque d’injures, mais rien n’y fit ; on lui donna des pensions, une somme énorme d’argent comptant, sept mille paysans et l’ordre de voyager. Toutefois on n’osa pas lui donner un successeur officiel avant son départ, tant on redoutait son affreux caractère. « La cour et la ville, dit M. Harris, n’étaient occupés que de cet évènement, qui donnait naissance à beaucoup de réflexions désagréables. » On le croira sans peine.

Catherine, après des scènes si fatigantes, éprouvait le besoin d’un régime plus doux. Elle fit rappeler en ville un ancien favori, Sabadowsky, un homme d’un caractère paisible et modeste ; mais celui-là ne plaisait pas à Potemkin, qui lui en substitua un autre. « Korsak, dit sir James Harris, a été introduit dans un moment critique, et, au moment où j’écris, sa majesté impériale est retirée dans un des villages de Potemkin, sur les confins de la Finlande, essayant d’oublier