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pas cependant exagérer le prix, dans leur imperfection même, sont encore dignes d’estime. Ils offrent un exemple salutaire, celui de l’esprit dominant l’adversité. Ce sont les plus nobles soulagemens qui puissent rattacher à la vie dans ces momens où l’exil accroît ses rigueurs, où, sous le poids d’une inexprimable angoisse, on regrette de ne pas dormir dans la patrie opprimée, comme il arrivait à Énée battu par la tempête de la mer Tyrrhénienne d’envier le sort de ceux qui avaient péri sous les murs de Troie, dans les champs d’Ilion vaincue.

Saavedra occupe une place éminente parmi ces hommes distingués. L’exil n’est pas seulement une épreuve de plus dans sa vie ; il marque aussi le vrai point où son goût littéraire, où son talent se transforment. Les douleurs qui viennent l’assaillir, en le contraignant à rentrer en lui-même, à compter, si l’on peut ainsi parler, avec son cœur, le ramènent à la source où toute poésie se retrempe, à la vérité des sentimens. C’est cette vérité exprimée avec éclat qui caractérise plusieurs de ses pièces lyriques. En même temps, dans ses courses à Londres, à Malte, à Paris, il se familiarisait avec les inspirations de la littérature nouvelle de l’Europe, avec les poèmes de Byron, les romans de Scott. Les doctrines modernes, en élevant son point de vue, faisaient reparaître à ses yeux non plus seulement l’Espagne classique du XVIIIe siècle, mais l’Espagne du siècle d’or, et, au fond de l’horizon, ce moyen-âge moitié gothique, moitié arabe, chanté dans les romances par un peuple de poètes inconnus. Ses écrits, dès-lors, ont les qualités de la poésie de ce siècle ; à peine s’attarde-t-il encore un instant dans sa voie ancienne en rimant les octaves faciles du poème incomplet de Fiorinda.

Les œuvres lyriques de Saavedra sont comme une histoire émouvante et passionnée de sa vie fugitive. Le Proscrit (el Desterrado)[1] est le point de départ. Le poète, réduit à s’éloigner en 1823, gagne Gibraltar, et s’embarque le cœur serré ; le vaisseau quitte le bord au moment où la nuit vient déjà :


« … Au jour renaissant, je ne te verrai plus, belle Hespérie ! le vent furieux m’entraîne et m’éloigne de toi. Tes plages ne réjouiront plus mes yeux, qui interrogeront vainement l’immensité des flots… Ne te cache pas encore, soleil ; arrête-toi, par pitié !… Ces coteaux paisibles ne sont-ils pas les champs heureux couverts d’une éternelle verdure où coule le Bétis ? Non, mes yeux ne me trompent pas : je te salue et je t’aime, Guadalquivir, roi de l’Andalousie !… Oh ! comme tu t’avances avec fierté vers la mer, toi qui coules si

  1. Les œuvres du duc de Rivas que nous avons sous les yeux ne renferment pas cette ode du Proscrit, et en contiennent certainement de moins belles. Nous ne la retrouvons que dans des Ocios, où elle fut publiée.