Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/337

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tranquille et reflètes dans tes ondes les murs antiques de Cordoue ! Là, j’ai vu pour la première fois la lumière du jour ; là, la Fortune souriante m’endormit dans un berceau d’or : qui eût pu croire à son inconstance ? Là, tu m’as vu, enfant innocent, ramasser des coquillages et des fleurs ; depuis, jeune homme ardent, j’ai laissé sur tes sables l’empreinte des pas d’un cheval fougueux en allant parcourir tes bords. Tu m’as entendu enfin chantant des exploits ou soupirant l’amour, et tu as aimé mes accens… Ah ! sur tes belles rives, j’ai joui de la richesse, de l’amour et de la gloire, avant que mon étoile me devînt contraire. Toi qui me vis enivré de joie, ô Guadalquivir ! regarde-moi maintenant, pauvre, malheureux, triste, proscrit, fendant la mer et fuyant sans avenir.

« Patrie ingrate, tu me rejettes avec fureur de ton sein, récompensant ainsi mon amour ! Pourtant j’ai rougi de mon sang les moissons de tes campagnes en combattant pour ton indépendance et pour ta gloire… et ma voix, si humble qu’elle soit, s’est fait entendre pour ta liberté. »


Mais, aux yeux du poète, cette patrie n’existe plus ; ce n’est qu’un mélange odieux d’oppresseurs et d’opprimés. Il s’indigne de l’audace des uns, de la facile résignation des autres. « Il n’est plus d’espérance, » dit-il, et, appelant la destruction sur cette terre, il lance une imprécation terrible qui expire tout à coup sur ses lèvres


« Quel sentiment s’élève en moi et s’empare de mon cœur ?… Où sont ces affreux fantômes qui entouraient mon front enflammé ? Ils fuient, ils disparaissent, et d’autres objets apparaissent à mes regards.

« Ma mère ! mère adorée ! doux nom qui remplit et console mon ame ! Hélas ! tu vis, tu m’aimes, et pour moi, dans l’angoisse, tu verses des larmes sans fin. Mes frères, vous aussi, vous que mon sort condamne à un éternel regret, et toi, Angélique, qui as allumé dans mon cœur une flamme qui ne s’éteindra pas, et vous, amis fidèles, douceur et consolation de ma vie, objets de mon ardent amour, où êtes-vous ?… Qu’entends-je ? L’onde a-t-elle pris une voix ? Non, ce n’est pas le sifflement du vent, ce n’est pas le bruissement de la mer ; c’est la voix de ceux que j’aime qui me répond : « Malheureux, nous sommes ici sur ce sol où tu es né et que tu maudis avec tant de fureur ; nous sommes dans ces lieux qui virent ton bonheur, et nous pleurons, nous adressons à Dieu des vœux fervens pour toi et pour cette patrie plus malheureuse que coupable… Nous sommes dans cette Espagne où on entend le doux parler que tu as balbutié dans l’enfance, où les nobles coutumes des aïeux reçoivent encore notre culte, dans ce pays enfin que tu outrages et contre lequel tu invoques l’anathème d’un ciel vengeur. »

« Non, par pitié ! accens qui fîtes souvent mon allégresse et qui maintenant déchirez mon ame, assez ! Ma lèvre a-t-elle pu laisser échapper un tel blasphème ? Pardonne, Espagne malheureuse et aimée ; c’est la simplicité de