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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/579

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Canfranc, le premier village espagnol, n’est qu’une immonde rue encaissée entre deux montagnes à pic, qui la maintiennent dans une ombre perpétuelle. Ce glacial coupe-gorge fut peuplé, dans les premiers siècles de notre ère, par une bande de voleurs, qui dans la suite envoyèrent une colonie au lieu où s’élève aujourd’hui Oloron, d’où l’étymologie « au larron ! » dont se glorifie beaucoup cette sous-préfecture. Ainsi placés aux deux abords de la vallée d’Aspe, ces honnêtes pirates de montagne pouvaient rançonner les innombrables pèlerins, qui, au moyen-âge, affluaient de France et d’Espagne vers Notre-Dame de Sarrance. Canfranc est pourvu d’une assez bonne hôtellerie, où l’on dîne à l’aragonaise, c’est-à-dire, à rebours. Voici l’ordre invariable du service : riz à l’huile, volaille à l’huile, mouton à l’huile et soupe à l’huile, le tout précédé d’une salade au vinaigre. Le lendemain, à mon lever, je ne pus obtenir de l’eau pour ma toilette. Comme j’insistais, l’hôtesse me répondit « Vous êtes donc bien sale, pour avoir besoin de vous laver ! » ce qui me ferma la bouche. Le muletier que j’avais loué pour me conduire à Jaca, l’ancienne capitale du royaume d’Aragon, vint me prendre en chantant. C’était un muletier de la vieille-roche, un spécimen inaltéré de cette race d'arrieros joyeux et berneurs qui causaient tant d’angoisses au pacifique Sancho Pança.

La gorge de Canfranc débouche dans un groupe de larges vallons à peu près incultes. Vers le centre de ce montueux désert apparaît, sur un mamelon pelé, un véritable hameau africain, dont les grises façades, étroites et élevées comme les façades d’une tour carrée, ne laissent pénétrer le jour que par un ou deux guichets percés près du toit, et soigneusement recouverts de petits vitrages à demi opaques. A mon passage, d’horribles petits enfans, plus nus sous leurs haillons que la nudité même, jouaient dans la poussière des ruisseaux, pendant que leurs vigilantes mères se livraient entre elles, les unes assises, les autres agenouillées, à une inspection réciproque de leurs cheveux crépus.

Mon muletier m’assourdissait depuis deux heures de l’invariable refrain que voici, chanté à tue-tête sur toutes les variations de l’hymne de Riégo :

Si Carlos quiere corona
Que se la haga de papel ;
Que la corona de España
No se ha hecho por el[1]


Tout à coup un accompagnement inattendu se fit entendre. L’orchestre, caché sous l’arche d’un pont qui barrait la route, se composait d’une guitare, d’une flûte, d’une clarinette et d’un tambour de basque. — Estudiantes !

  1. « Si don Carlos veut une couronne, — qu’il s’en fabrique une de papier, -car la couronne d’Espagne n’a pas été faite pour lui. »