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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/580

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estudiantes ! cria le muletier dont la face s’était subitement épanouie. Presque aussitôt nous vîmes apparaître quatre vigoureux gaillards dans le costume traditionnel de l’étudiant espagnol : vaste chapeau à claque, posé parallèlement aux épaules, qui en effleurent les deux cornes retombantes ; cravate à la Colin ; ample cape noire, portée par l’un en sautoir, tordue par l’autre en ceinture, drapée chez un troisième en ailes de chauve-souris, et lancée par le quatrième sur la tête du muletier, qui, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, tombait pelotonné sur lui-même au milieu des quatre étudians, lesquels poursuivaient gravement leur concert. Ces écoliers si folâtres avaient bien trente ans chacun ; mais l’étudiant de douzième année, qui est une excentricité chez nous, est chose très ordinaire en Espagne. Tels qui ont commencé par racler de la guitare de ville en ville, pour se conformer aux usages de l’école, se font en vieillissant guitaristes de profession. Le métier est peu lucratif, du reste, depuis l’abolition des couvens. Don Nicomédès, le tambour de basque et le bouffon de la troupe, s’en plaignait amèrement à moi. Peu d’instans après notre rencontre, il m’avait demandé la permission de cultiver mon estimable connaissance, et je m’étais résigné de bonne grace au rôle de confident. Les plaintes de don Nicomédès, exprimées dans le jargon pittoresque et moqueur de l’école, avaient pour moi tout l’intérêt d’une véridique esquisse de mœurs.

« Le temps n’est plus, me disait-il, où deux, trois mille écuelles de soupe nous étaient servies journellement à la porte de tel couvent de Salamanque, de Valence ou de Valladolid. Le bon temps pour l’écolier ! Il pouvait sans nul souci jeter sur les cartes son dernier carolus, ou distribuer sa pension en mantilles et en oranges à toutes les muchachas de la ville, sûr qu’il était de trouver sa pitance à l’heure voulue. La cuisine du couvent devenait-elle monotone, l’écolier mettait sa guitare en bandoulière, s’adjoignait cinq, six, dix bons compagnons, et la bande joyeuse s’en allait battre tous les pavés d’Espagne, courir la tuna[1], comme nous disons. Sur son passage pleuvaient des balcons pistoles, réaux et piécettes, et, de la rue aux balcons, montaient complimens, sérénades, médisances improvisées ; car vous saurez que chaque troupe d’étudians a son improvisateur. Nous étions la liberté de la presse, monsieur, même la liberté de casser les vitres et de berner les alguazils ! A l’apparition de notre chapeau à claque, l’alcade le plus féroce se retirait riant et désarmé. Puis, quand de Saragosse à Gibraltar, de Salamanque à Barcelone, nous avions tout cassé, tout berné, tout damné, tout réjoui, nous reprenions le chemin de l’école, apportant des doublons par poignées et de l’appétit à effrayer les trois mille gamelles du couvent. Aujourd’hui l’Espagne est libre, mais la marmite est renversée. Et passe encore pour la famine ! ce qui nous achèvera, c’est le frac. A Saragosse, où nous allons, le général Esteller s’est avisé, il y a quatre ou cinq mois, de nous interdire la

  1. Mot qui ne peut se traduire que par son dérivé tunante, vaurien.