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— Quoi de nouveau ? lui demandait-on au passage.

— L’avant-garde est à dix minutes, au moulin de la Casa-Blanca.

— Ils s’arrêteront là pour ce soir, se disaient les questionneurs en manière d'à parte, et chacun reprenait paisiblement la causerie interrompue.

J’accostai un groupe de sept ou huit voisines. La conversation était beaucoup plus sérieuse chez ces dames, car il s’agissait du bal masqué annoncé pour le 15, à l’occasion des fêtes du Pilar. — Vrai ! doña Angustias ? — Oui, ma chère, j’attends un domino de France. Savez-vous les vilaines choses qu’on raconte de Cabrera ? — Des horreurs, ma chère ! Est-il noir ou rose ? — Noir. Venez à ma tertulia et amenez-moi Dolorès. — Dolorcita, la pauvre ! vous savez bien que sa robe de deuil n’est pas encore prête. — Ay ! que lastima ! son frère dansait si bien ! — Pobrecito ! c’est avec moi qu’il a dansé son dernier britanno. — Ce ne sont pas les danseurs qui feront faute cette année… Et les señoras se montraient du coin de l’œil un cercle nombreux d’officiers qui faisaient, à quelques pas de là, tous leurs efforts pour attirer l’attention des jolies promeneuses.

Ces officiers paraissaient très contens d’eux-mêmes. Chaque déroute de l’armée du centre (et l’année 1838 en avait vu de nombreuses) rejetait à Saragosse deux ou trois états-majors sans cadre, qui promenaient six mois durant dans les balcons et les paseos de la ville leurs avantages personnels et leur superbe dédain pour le civil. C’était, sans variante aucune et aux victoires près, l’antagonisme impérial du « bourgeois » et du « traîneur de sabre. » Comme partout, le beau sexe avait pris fait et cause pour l’armée, et, dans un temps où le plus mauvais cadet de village se mêlait de porter l’épaulette, je vous laisse à penser la besogne des mères, des frères et des maris. La France se trouvant un peu mêlée à toutes les façons du dandysme ultra-pyrénéen, ces modernes Almaviva avaient pris au mot les muscadins du directoire, et la moitié de leurs visages disparaissait dans les profondeurs d’un col exorbitant, assez large du reste pour permettre des airs penchés. Joignez à cela le grasseyement andaloux, qui eût fait se pâmer Garat lui-même. Ces messieurs n’avaient eu garde surtout d’omettre la « légèreté française, » cette tradition qu’il faut aller chercher maintenant à Madrid ou à Moscou - l’œil aussi vaurien que possible, le poing à la hanche, le jarret tendu, ils paradaient impertinemment autour des señoras éblouies, en se communiquant leurs remarques à haute et intelligible voix, comme doivent le faire de jeunes héros pris de vin.

Il circulait pourtant dans cette foule endimanchée une vague inquiétude et parfois des éclairs de colère. Montés, le fameux torero, qui devait arriver de Madrid pour les courses du Pilar, parviendrait-il à percer l’armée factieuse ? Quand ce doute attristant venait suspendre les causeries, peu s’en fallait que la population ne se précipitât, furieuse, vers les bivouacs de Cabrera. Les marranos seuls prenaient la chose avec philosophie. — Si no hay toros, habrà prisioneros ; « si on ne donne pas des taureaux, on donnera des