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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/599

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elles que les Capulets et les Montaigus du moyen-âge italien, et dont le point d’honneur consistait à s’interdire l’une à l’autre l’exercice de la guitare. C’est en cela que consistaient les rondallas. Je parle au passé, car, dès le lendemain, l’autorité fit placarder un ordre qui proscrivait à l’avenir toute espèce de rondalla. L’autorité fut influencée, dit-on, par le faux bruit qu’on s’était servi d’armes à feu, innovation qui fût devenue très dangereuse pour les simples spectateurs. Je puis affirmer que ce bruit était une calomnie. A la vérité, plusieurs de ces messieurs étaient armés de tromblons, ce qui ne tire pas à conséquence dans le pays ; mais on ne se servit que du couteau. A la première explosion d’injures et de cris avait succédé une sorte de silence. Il faudrait le pinceau de Goya ou la plume d’Hoffmann pour peindre cette mêlée presque muette, ces têtes noires qui s’agitaient, ces bras aussitôt baissés que levés, ces couteaux, ces poitrines nues, ces ceintures rouges, vertes ou bleues, reluisant, tournoyant ou volant en lambeaux à la lueur des lanternes, et ces mandores brisées en rendant un son âcre et plaintif. Un homme, un seul, resta sur le carreau. La rue et les balcons furent déserts en un clin d’œil, car, en Espagne, le témoin d’un meurtre est ordinairement mis au secret.


IV. — CABRERA ET MONTES DEVANT SARAGOSSE.

Peu de jours après la rondalla, nous eûmes une assez chaude alerte. Cabrera, après avoir écrasé à Maëlla les derniers débris de la garnison de Saragosse, était tombé le matin même sur la banlieue de la ville, et, du haut de la Tour-Neuve, on voyait se rétrécir d’heure en heure le cercle lugubre de l’incendie, cet avant-coureur de l’assaut. Quand je dis nous, en parlant d’alerte, je fais insulte au flegme de ces dignes Saragossans. C’était un dimanche qu’on avait eu avis de l’approche des carlistes, et, suivant l’usage immémorial du dimanche, la population s’était répandue tout entière en dehors des remparts, à portée de carabine des éclaireurs ennemis. Les petits bourgeois dînaient en famille sous les platanes du Torrero. Les marranos éparpillés sur le champ du Sépulcre, au bruit des guitares raclées derrière les barreaux de fer de l’Aljaferia[1] par les prisonniers factieux, défiaient, en dansant, les premières fraîcheurs du cierço, sorte de mistral aragonais qui apporte parfois les glaces de Norvège aux citronniers en fleur. Le beau monde enfin émaillait de capes, de mantilles, d’éventails de nacre et d’épaulettes d’or l’aristocratique boulevard de Santa-Engracia, et çà et là quelques groupes bruyans commentaient avec chaleur la polémique engagée la veille entre les deux journaux de Saragosse sur le mérite intrinsèque du romantisme français. De temps à autre, un paysan effaré venait chercher le général San-Miguel dans la cohue des promeneurs :

  1. Ancien palais des rois maures de Saragosse, converti en prison, et où se trouvaient détenus huit cents prisonniers factieux.