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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/815

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prodigue-t-elle sans marchander toutes les qualités, toutes les perfections que les romanciers réservent d’ordinaire pour un seul personnage. Les noms propres reviennent rarement sans être accompagnés d’une épithète laudative : l’illustre Aronce, l’incomparable Clélie, l’aimable Xénocrate, l’agréable Amilcar. Ces épithètes s’attachent aux noms et en deviennent inséparables, comme les épithètes homériques. De plus, ce sont tous des gens de qualité. Mlle de Scudéry a créé à cet effet toute une féodalité romaine et carthaginoise : le prince d’Amériole, le prince de Numidie, la princesse des Léontins, etc. Quelques-uns, comme chez nous les ducs de l’empire, doivent leur titre aux batailles ou aux sièges où ils se sont distingués : le second fils de Tarquin a reçu le nom de prince de Pométie, parce qu’il s’est signalé au siège de cette ville. Toute cette société, beaucoup trop nombreuse, arrive de Sicile, de Grèce, d’Afrique, de tous les points de l’Italie. Mlle de Scudéry les fait aller et venir d’un pays à l’autre avec une merveilleuse facilité, non point pour compliquer les évènemens, non point pour varier les caractères et former des contrastes, mais simplement, je suppose, pour augmenter le nombre des portraits, et, en multipliant les interlocuteurs, allonger les conversations.

En effet, ce roman n’est guère qu’une conversation en dix volumes, interrompue de temps en temps par quelques incidens, et surtout par de longues histoires que raconte un des personnages. C’est là encore un des traits de l’époque, c’est le goût des romans et des récits merveilleux qui a passé dans le roman même. Il y a même un passage remarquable où Amilcar, après avoir raconté une histoire, propose de donner la clé des personnages, et la donne en effet : il se trouve que ce sont tous des amis de Clélie. Tout le monde, dans ce roman, cause, et cause bien ; Mlle de Scudéry a soin de nous le faire remarquer dans l’occasion. Quand Sextus est amené chez Lucrèce, une des choses qui l’enchantent, c’est qu’elle se tire admirablement de la conversation. Ailleurs, Porsenna, amoureux de Galérite, est obligé de s’en séparer : il entretient un moment la jeune fille. « Cette séparation fut tendre et touchante, et ceux qui ont raconté cette aventure disent qu’il n’était pas croyable qu’une aussi jeune personne que Galérite eût pu se tirer d’une conversation de cette nature avec autant de jugement et autant d’adresse. » Malheureusement, il y a là un inconvénient grave : les plus jeunes personnes se tirent des conversations (qui toutes roulent invariablement sur l’amour) avec une sûreté et une sagacité un peu étranges à leur âge : naïveté, fraîcheur, innocence, tout cela leur manque. La jeune Clélie disserte sur l’amour