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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/82

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pénétrante qu’étendue, va droit aux conclusions dernières pour juger par elles le principe ; en tout, son esprit est ferme, hardi ; son trait distinctif est la résolution et la force. Il soutient le grand caractère de sa pensée par tout ce qu’il y a de grand et de magnifique dans sa vie. Saint Bernard, avec sa vie vouée au cloître, est un héros. Abélard avait vécu dans les orages, cherchant la célébrité et le bruit, plein de vaine gloire, tout brûlant du feu des passions, sans cesse en dehors des voies battues ; il avait porté le trouble dans les écoles et le scandale dans les cloîtres ; sous cet habit monastique, revêtu par désespoir, l’ambition, les regrets, la colère, remplissaient, dévoraient son cœur. Bernard avait commencé sa vie par l’apostolat ; pour étouffer ses passions, il avait lutté contre elles comme un saint et comme un martyr ; la popularité lui était venue malgré lui. L’éclat de ses vertus et de son génie en avait fait l’arbitre du monde chrétien, et, retiré dans la Vallée d’Absinthe, où il avait établi ses frères, il travaillait de ses mains comme le plus humble. Il n’avait pas encore ébranlé l’Europe pour la jeter une seconde fois sur le chemin des croisades mais, en faisant triompher Eugène III de l’antipape son compétiteur, il venait de donner la paix à l’église et au monde. Voilà le juge, ou plutôt l’adversaire d’Abélard, car saint Bernard est l’un et l’autre. Ils entrent dans le lieu du concile : Abélard, qui, là, n’est entouré que de ses ennemis, voit tout le monde s’éloigner de lui avec horreur ; on se jette sur les pas de saint Bernard pour baiser ses habits, pour obtenir sa bénédiction. Il n’a qu’à parler pour être obéi ; Abélard, si on l’entend, n’excitera qu’une admiration stérile. C’est une tache sur le nom de saint Bernard que la dureté dont il s’arma dans cette querelle. Cette inhumaine rigueur contre un homme de tant de génie, et qui avait tant souffert, a effrayé les apologistes les plus résolus. M. de Rémusat, qui est forcément du parti d’Abélard, puisque c’est le parti de la raison et de la liberté, retient avec peine son indignation. Saint Bernard est heureux d’avoir été un saint, dit-il ; parole profonde, car elle contient à la fois le reproche et l’absolution. Saint Bernard veut réussir ; il est convaincu, il est indigné. C’est du fond du cœur qu’il s’écrie qu’il faut briser cette bouche avec des bâtons. Nous ne comprenons plus aujourd’hui ni cette colère, ni ce dédain. Nous ne savons plus ce que c’était qu’un moine tout-puissant, soumis à la règle, adorant la règle, et chargé de la faire triompher. Saint Bernard est doux et charitable pour ceux qui, comme lui, suivent la règle, et, quant à ceux qui la violent, il les brise.

Il fut sans pitié. Il s’apprête à combattre Abélard, à écraser le dragon,