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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/83

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dit-il ; il écrit au pape, aux cardinaux. Il dit au pape : « C’est Arnauld de Brescia[1], » parole sinistre ; Arnauld est l’ennemi temporel de l’église, comme Abélard du pouvoir spirituel. Tout est prévu d’avance ; Abélard est enveloppé, perdu. Il renonce à la discussion dans le concile, mais saint Bernard n’aurait pas discuté. Il ne voulait pas convaincre, il voulait étouffer, détruire. Quand l’accusé en appelle à Rome : « Doit-il trouver un refuge auprès de Pierre, dit saint Bernard, celui qui renie la foi de Pierre ? » Quoi ! pas de discussion et pas d’appel ? Non, la raison ne sera pas discutée, elle sera domptée. On imposera un silence éternel à Abélard. Il faudra qu’il demande pardon à genoux et qu’il se taise. On brisera cette bouche avec des bâtons. Discuter la religion, c’est l’avilir ! Est-ce clair[2]. Ce n’est pas saint Bernard qui parle, c’est tout le parti de l’autorité par sa bouche. Les temps changeront, le langage aussi, la pensée jamais. Le christianisme est pourtant, dans ses croyances, une religion douce, tolérante, libérale. Le christianisme est tout cela ; mais une hiérarchie, une église, et surtout une église infaillible, est intolérante, et ne peut pas ne pas l’être.

Saint Bernard ne s’était pas flatté d’anéantir l’école en frappant le chef[3]. Il était trop clairvoyant pour ne pas comprendre que cet appel à la raison individuelle, qui revenait sans cesse dans l’enseignement et dans la polémique d’Abélard, était le véritable secret de sa puissance, que ces milliers d’auditeurs qu’il traînait sur ses pas obéissaient moins à l’ascendant de son génie qu’à la secrète influence du principe qu’il apportait, et que, pour une seule voix qu’on allait éteindre, on ne viendrait pas à bout d’étouffer tant d’espérances, de décourager des convictions si ardentes. Il n’avait entre les mains qu’Abélard et il le brisa ; mais ce n’était plus, pour ainsi dire, qu’une vengeance, et la révolution était consommée.

Ce n’est pas à dire que le XIIe siècle ait vu fonder la véritable philosophie. Comme il ne faut pas diminuer l’œuvre d’Abélard, il ne faut pas l’exalter outre mesure. Il est loin, malgré tant d’efforts, d’avoir donné à la philosophie cette existence indépendante, souveraine, qui devait coûter encore tant de sang et de sueurs. Il ne demandait

  1. Saint Bernard, Ep. ad Pap., p. 182.
  2. « Saint Bernard dit qu’il vaut mieux punir les hérétiques par le glaive de la puissance temporelle que de souffrir qu’ils persistent dans leurs erreurs ou qu’ils pervertissent les fidèles. » Bossuet, éd. Panth., t. XI, p. 242.
  3. On compte parmi les principaux disciples d’Abélard : Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers ; Hugues de Saint-Victor ; Pierre-le-Lombard, évêque de Paris ; Jean de Salisbury, évêque de Chartres ; Alain des Iles ; le pape Célestin II, etc.