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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/648

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À force d’accabler de charges artificielles, on a rendu notre marine marchande la plus chère de toute l’Europe, nous pourrions dire, du monde entier. Aussi ne peut-elle soutenir la concurrence avec aucune autre ; et se voit-elle délaissée par nos propres expéditeurs toutes les fois qu’il est permis à ces derniers de choisir. Voilà ce qu’elle doit au régime restrictif ; car, bien qu’on puisse signaler encore quelques autres causes de sa cherté, celles que nous venons de dire sont de beaucoup les plus sérieuses. Eh bien ! en compensation de ces désavantages si grands, quels sont les privilèges que ce système lui assure ?

Il n’y a malheureusement pas pour la marine, comme pour beaucoup d’autres industries, de marché national à réserver. Du moins ce marché se réduit-il à peu de chose. C’est d’abord la navigation d’un port français à l’autre, en d’autres termes le cabotage, toujours borné de sa nature, et auquel les routes intérieures, qui se multiplient et se perfectionnent chaque jour, font une concurrence de plus en plus active. C’est, en outre, la navigation presque insignifiante qui se fait avec quelques colonies chétives, sauvées du grand naufrage de nos possessions lointaines. Voilà tout ce que le régime restrictif peut garantir à nos armateurs. Si on y ajoute la pêche, que le privilège ne suffit même pas à maintenir, et qui ne se soutient qu’à grand renfort de primes[1], on aura le résumé des avantages dont notre marine jouit. Partout ailleurs en effet, c’est-à-dire toutes les fois que la navigation a lieu d’un port français à un port étranger, la loi protectrice, quelque forme qu’elle revête, est impuissante. On parle des droits différentiels. Est-ce que par hasard les peuples étrangers ignorent l’usage de ces mêmes droits ? Est-ce qu’il se font faute, quand leurs navires en sont grevés dans nos ports, de les établir par représailles contre les nôtres ? Et à quoi sert-il à nos armateurs qu’on leur assure un avantage d’un côté, s’ils doivent inévitab1enent le perdre de l’autre ? Dans la navigation de peuple à peuple, les droits différentiels sont une chimère. L’Angleterre a pu trouver autrefois un moyen efficace d’assurer la préférence à sa marine, alors qu’elle en avait seule le bénéfice, et que les autres peuples inattentifs sur ce sujet ne songeaient pas encore à suivre son exemple. Aujourd’hui que ce moyen est connu et pratiqué partout, il a perdu sa valeur. Aussi l’Angleterre même a-t-elle renoncé, depuis vingt ans, à en faire usage, au moins en ce qui concerne le corps des navires. Il y a vingt ans environ que M. Huskisson proclamait au sein de la chambre des communes que le brevet d’invention que l’Angleterre s’était donné à cet égard était expiré, et qu’il fallait, bon gré, mal gré, rentrer dans

  1. La somme totale des primes payées en 1844 pour les pêches maritimes (morues, baleines et cachalots) s’est élevée à 4,000,000 de francs.