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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/703

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LE BÉDOUIN ET LA MER.


Pour la première fois voyant la mer à Bone,
Un Bédouin du désert venu d’El Kantara
Comparait cet azur à l’immensité jaune
Que piquent de points blancs Tuggurt et Biskara,

Et disait étonné devant l’humide plaine :
Cet espace sans borne, est-ce un Sahara bleu,
Plongé comme l’on fait d’un vêtement de laine
Dans la cuve du ciel par un teinturier dieu ?

Puis, s’approchant du bord où, lasses de leurs luttes,
Les vagues retombant sur le sable poli,
Comme un chapiteau grec contournaient leurs volutes
Et d’un feston d’argent s’ourlaient à chaque pli :

— C’est de l’eau ! cria-t-il, qui jamais l’eût pu croire ?
Ici, là-bas, plus loin, de l’eau, toujours, encor !
Toutes les soifs du monde y trouveraient à boire
Sans rien diminuer du transparent trésor,

Quand même le chameau tendant son col d’autruche,
La cavale dans l’auge enfonçant ses naseaux,
Et la vierge noyant les flancs blonds de sa cruche,
Puiseraient à la fois au saphir de ses eaux ! –

Et le Bédouin ravi voulut tremper sa lèvre
Dans le cristal salé de la coupe des mers.
— C’était trop beau, dit-il, d’un tel bien Dieu nous sèvre,
Et ces flots sont trop purs pour n’être pas amers.

Théophile Gautier.