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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1085

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meut, s’agite, et tout être qui s’agite est imparfait. Supposez au-dessus de l’homme un être qui ne doive son mouvement qu’à sa propre force, qui accomplisse son évolution avec une régularité merveilleuse, qui pense en toute plénitude et qui jouisse pleinement de sa pure et libre pensée ; cet être, s’il se meut, n’est pas encore l’idéal suprême. Il faut faire un dernier pas et concevoir par-delà l’univers visible, par-delà l’humanité, par-delà les intelligences supérieures, par-delà le ciel et tout ce qui se mêle à la matière, une intelligence absolue, immatérielle, qui, repliée éternellement sur elle-même, se pense éternellement et jouit dans cette contemplation immobile d’une ineffable félicité.

Tel est le Dieu d’Aristote, et cette haute doctrine, retrouvée par notre siècle, va sans doute refroidir singulièrement l’admiration qu’ont vouée à ce génie mal connu les matérialistes et les athées. Mais quelle est la misère des plus grands esprits et des plus profondes doctrines ! Cette âme humaine, invisible et spirituelle, Aristote ne la sépare pas du principe de la vie organique. Digérer et penser, c’est l’ouvrage de la même cause. Le principe qui, dans l’homme, aime le bien et admire le beau, est un principe analogue à celui qui, dans le zoophyte, remue pesamment une matière presque inerte. La pensée est chose divine, et Aristote en parle magnifiquement ; mais, dans l’homme, elle tient au corps. C’est une lumière qui vient de plus haut que la nature, et qui un instant illumine cet être privilégié où l’univers entier résume ses puissances ; mais la mort emporte ce rayon dans des ténèbres éternelles. Oui, sans doute, l’intelligence en soi subsiste, quand Socrate a bu la ciguë, quand Platon s’est endormi, l’œil fixé sur son plus parfait chef-d’œuvre, quand Aristote s’est dérobé (par le poison peut-être) aux coups du fanatisme ; mais, hélas ! Socrate lui-même n’est plus, sa grande âme n’est qu’un vain souvenir. Que reste-t-il d’Aristote et de Platon ? Rien, si ce n’est les vérités que ces bienfaisans génies ont déposées parmi leurs semblables. Que fait cependant la Providence, tandis que les plus belles de ses images disparaissent pour jamais ? La Providence n’est qu’un mot pour les partisans d’Aristote. Cette pensée oisive et solitaire qui plane au-delà des mondes, que lui importe qu’au-dessous d’elle un être naisse, souffre et meure ? que lui font les luttes du génie et les épreuves de la vertu ? Absorbée dans la contemplation d’elle-même, elle savoure en paix les délices d’une égoïste félicité. Regarder au-dessous d’elle, ce serait déchoir ; agir sur la nature, ce serait tomber dans le mouvement et s’exposer à la fatigue ; aimer l’humanité, ce serait partager sa misère et ces alternatives d’agitation et de repos où notre faiblesse se consume. D’ailleurs, comment Dieu pourrait-il connaître le monde ? Il ne l’a point fait. Le monde existe hors de lui, par sa force propre ; il est éternel et, pour être, n’a besoin que de soi. Son mouvement seul, qui fait son ordre et sa beauté, demande un moteur, ou, pour mieux dire, une loi