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droit de prétendre. Et puis l’Espagne, au lieu de fraterniser avec ce petit peuple, dont elle est la sœur aînée, semble prendre à tâche de se détourner de lui ; la langue portugaise, consacrée par une littérature, n’est aux yeux des Castillans qu’un patois qu’ils affectent de ne pas comprendre ; le pays tout entier, quelque chose comme une colonie rebelle qu’ils châtieront un jour. De son côté, le Portugal, tournant le dos à l’Espagne, a toujours refusé de lui emprunter ses arts ; il a demandé à Rome des tableaux, des mosaïques, des chapelles toutes faites, plutôt que d’appeler Zurbaran, Murillo, Moralès, Velasquez, tous ces grands peintres qui eussent fondé sur son territoire de brillantes écoles. Le littérateur portugais est donc bien loin encore d’atteindre à cette popularité qui, chez nous, a fait tourner plus d’une tête et des mieux organisées ; il travaille dans le recueillement, dans le silence de ces soirées que rien ne trouble. Si le bruit de la foule donne à l’esprit une salutaire excitation, à la longue il l’étourdit et le fatigue ; ne plaignons pas trop ceux qui vivent loin du tumulte, et rappelons-nous dans quelle atmosphère moins agitée vivaient les anciens poètes.

D’ailleurs, les grands aspects qui élèvent la pensée ne manquent point à cette capitale, déjà pleine de souvenirs. Quand la nuit enveloppe de son ombre la ville sans fin étendue aux bords du Tage, quelle profonde paix ! La population endormie repose au milieu des ruines dont le tremblement de terre a jonché le sol, au milieu de celles qui y ont ajoutées les révolutions, sans redouter un nouveau cataclysme, sans se préoccuper des épreuves qui l’attendent. On dirait qu’elle abandonne au sort le soin de ses destinées, comme la police s’en remet à la lune du soin d’éclairer les rues. Parcourez sans crainte ces collines que l’habitant de Lisbonne voudrait réduire à sept pour comparer sa ville à celle des empereurs et des papes : vous ne rencontrerez personne, pas même un voleur ! Montez toujours jusqu’à ce que l’aboiement des chiens vous avertisse que la campagne est proche. Un ravin vous arrête, au-delà duquel s’étendent les montagnes les plus nues que l’on puisse rencontrer ; au fond de ce ravin, qu’eût choisi Salvator pour y placer une scène de bandits, coule le petit ruisseau d’Alcantara. Appuyez-vous au pied d’un olivier et regardez à la lueur des étoiles ces trente-six arches d’un aqueduc colossal qui, plongeant dans le précipice, amène au sein de la capitale les eaux prises à trois lieues de là, au torrent de Carenque. Cette construction immense est l’œuvre de Jean V, qui prodiguait l’or comme Louis XIV ; on la croirait du temps des Romains, tant elle jette à travers ce paysage, coupé de lignes sévères, je ne sais quelle grandeur pleine de poésie. Le peuple qui, dans le dernier siècle, s’est élevé de pareils monumens, insensible au passé, indifférent au présent, est-il donc destiné à s’éteindre dans une somnolence que ne peut vaincre ni le spectacle de son propre abaissement, ni