Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/1010

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chasseur était caché près de là ; il lance un trait, et le héron mâle vient tomber sur le sol et palpite sanglant. Sa compagne désolée voltige et tournoie autour de lui en gémissant. Le solitaire gémit aussi, il prononce une imprécation contre le chasseur, et cette imprécation a pris dans sa bouche la forme du mètre qui sera le mètre indien par excellence, du sloka. Valmiki rentre dans sa hutte, bientôt Brahma en personne y vient visiter le saint solitaire ; mais la présence même du dieu sur laquelle celui-ci s’efforce en vain de concentrer toutes les puissances de la contemplation, la présence même du dieu suprême ne peut empêcher Valmiki de répéter à son insu : « Le chasseur a mal fait, il a accompli un destin funeste lorsqu’il a tué sans motif l’oiseau qui murmurait si doucement, » et ces paroles forment un distique, un sloka. Brahma sourit de la préoccupation du sage, et lui ordonne d’employer ce rhythme, qui est né spontanément dans son âme et sur ses lèvres, à célébrer la gloire du grand Rama. Rien n’est plus profondément indien que ce respect pour la vie des animaux, cette pitié vive et tendre de leurs souffrances et de leur mort. On conçoit qu’une religion dont l’idée fondamentale est l’unité de la substance de tous les êtres inspire aux Hindous une affection fraternelle pour tout ce qui respire. Le langage de la poésie, c’est pour l’Hindou le langage de la compassion et de la douleur pour lui, l’émotion inspiratrice est une émotion plaintive, le chant de la Muse est un gémissement.

Rama n’est pas seulement comme l’Achille d’Homère un héros divin, il est un héros-dieu. Rama est la septième incarnation de Vichnou, incarnation étrange, car elle est quadruple. Ce dieu, s’incarnant simultanément dans le sein des trois épouses du roi Dasaratha, naît à la fois sous la forme de quatre princes, dont l’un est Rama. D’autre part, la race royale, de laquelle sort le héros, remonte à Brahma, né lui-même de l’essence pure[1]. Voilà pour un guerrier une origine bien mythologique et bien métaphysique, c’est-à-dire bien indienne. Rama est soumis aux conditions de l’humanité, il en éprouve les afflictions et en supporte les misères, car c’est un dieu fait homme ; mais, selon les idées indiennes, la divinité ne peut tellement s’absorber dans la nature humaine, qu’elle ne reparaisse et ne resplendisse par momens à travers son enveloppe mortelle. Ces éclairs de divinité jettent par intervalle sur le personnage de Rama un singulier éclat. Du reste, le héros de l’épopée sanscrite a laissé dans l’Inde de nombreux vestiges de sa gloire. Les sculptures gigantesques taillées dans les grottes d’Ellora représentent des scènes du Ramayana. Les souvenirs populaires, cette suprême consécration des grandes renommées, n’ont pas plus manqué à

  1. Le texte de Schlegel donne avyacta, qu’il traduit par insensilis, ce qui ne peut être atteint par les sens. Le texte de M. Gorresio remplace avyacta par akasa, l’éther, ce qui est moins philosophique et peut-être à cause de cela plus ancien.