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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/1011

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Rama qu’à Alexandre, à Charlemagne, à Roland, ces autres héros de l’épopée dont tant de lieux gardent la mémoire. Comme Alexandre a, selon les traditions orientales, ouvert les portes caspiennes et creusé le détroit de Gibraltar ; comme Charlemagne a bâti toutes les vieilles églises du midi de la France ; comme Roland a taillé d’un revers de son épée, dans la cime des Pyrénées, la brèche immense qui porte son nom, tandis que son cheval laissait sur le rocher cette empreinte de son pied que mon guide me montrait hier sur la route de Gavarnie, de même les rochers qui s’élèvent dans la mer, entre la pointe méridionale de l’Inde et l’île de Ceylan, sont des débris du pont que Rama construisit pour aller chercher dans cette île sa belle épouse, enlevée par un géant[1]. Ainsi partout les ruines de l’art ou les monumens de la nature sont rattachés à des noms célèbres, et la poésie épique, née de la tradition populaire, l’enfante à son tour. C’est un écho qui est répété par un écho.

L’idée fondamentale, le sujet principal du poème indien est la lutte de Rama avec les mauvaises puissances. Son rôle est celui de défenseur des brahmanes, d’exterminateur des monstres, de héros libérateur et sauveur. De là une suite de combats contre des géans, des géantes, des êtres formidables et surnaturels. Cette suite de combats est amenée par un événement qui répand sur Rama le plus touchant intérêt. Après de nombreux exploits qui lui ont mérité l’admiration des peuples, Rama va être associé à l’empire par son père, le roi Dasaratha ; mais la plus jeune et la plus belle des épouses du vieux roi réclame l’accomplissement d’une promesse imprudente qu’il lui a faite : elle exige que ce soit son fils à elle qui monte sur le trône, et que Rama soit exilé pendant quatorze années. La consternation du roi et de son peuple est profonde, car Rama est l’objet de l’adoration universelle. Le héros, avec une parfaite magnanimité, console son père, ses amis, sa mère. Il s’éloigne avec son épouse, la belle Sita, qui était née de la terre comme une fleur, et tous deux s’enfoncent dans les forêts, où ils vont mener pendant quatorze ans la vie de solitaires et de pénitens. C’est durant cet exil, volontairement accepté, que Rama accomplit une foule d’exploits, dont le but est fréquemment religieux, et recueille de la bouche des solitaires un grand nombre de traditions concernant les lieux qu’il parcourt ou qu’il habite. L’enseignement mythologique domine toujours l’intérêt épique et humain ; la théogonie d’Hésiode est toujours auprès de l’Iliade d’Homère : c’est là ce qui caractérise l’épopée indienne et la sépare profondément de l’épopée

  1. Une vieille batelière napolitaine m’a bien affirmé que les débris du môle de Pouzzoles, qu’on voit encore, étaient les restes d’un pont que Pierre Abailard, Pietro Bailardo, avait bâti pour plaire à une magicienne. Tel est le sort des noms fameux. Du reste, Héloïse peut se consoler d’être une sorcière à Naples, où Virgile est un sorcier.